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Comment mettre en place le revenu universel ?
Quel(s) financement(s), quelle(s) forme(s) et quel(s) montant(s) ?

Le noeud "comment" a pour objectif de présenter, comprendre et analyser les modalités du débat autour du revenu universel. Que ce soit le montant, la méthode de financement ou la méthode pour trouver et prouver cette méthode de financement, chaque acteur a ses spécificités. Il est alors intéressant de les analyser car elles sont révélatrices des modèles de sociétés prônés.
En effet, un montant, révélateur des "besoins essentiels"  définis par les acteurs, appelle une méthode de financement, qui elle-même est révélatrice de la place que les acteurs entendent accorder à l’Etat Providence. Redistribution, mobilisation de l'impôt, expérimentations et modélisations sont autant d’enjeux cruciaux que nous discuterons dans cette partie.

 I. Les modélisations au service de méthodes de financement 

 1. Des montants qui s’alignent à différentes visions de la société 

 A. Un montant pour couvrir les "besoins essentiels"

En nous intéressant ici au mode de preuves des acteurs, nous chercherons à montrer comment ceux-ci tentent de qualifier les "besoins essentiels" devant être couverts par différents revenus.

Le revenu universel prend la forme d’une somme d’argent, donnée de manière régulière et égale à une population. Cette somme n’est en principe pas destinée à être capitalisée, et son caractère périodique traduit la volonté d’une consommation régulière de ce revenu. Selon les déclinaisons du revenu universel, son montant se destine à couvrir des besoins plus ou moins larges.
Les revenus universels proposés par l’AIRE (Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence) et Gaspard Koenig sont considérés par leurs auteurs comme n’étant pas des outils visant à réduire les inégalités. Le revenu d’existence proposé par l’AIRE se donne ainsi pour mission première d’éradiquer l’extrême pauvreté, en donnant aux bénéficiaires la possibilité de manger tous les jours à sa faim. Pour cela, l’association propose un montant de 500€, ce qui correspondrait à un montant d’environ 16€ par jour, soit plus ou moins 8€ par repas. Ce montant est dans la moyenne basse par rapport aux autres propositions, mais pas le plus bas.

La proposition LIBER de Gaspard Koenig, fondateur du Think Tank Génération Libre, et de Marc de Basquiat, président de l’AIRE, dont le but ultime est également d’éradiquer la grande pauvreté, est très proche de ce dernier montant, et s’élève à 480€. Gaspard Koenig présente ce revenu universel comme garantissant la satisfaction des besoins de base, qui sont pour lui : l’accès à l’eau, au logement, à la nourriture, à l’énergie, aux transports, aux télécommunications, et à l’habillement.
Selon Gaspard Koenig, l’indicateur "seuil de pauvreté" de l’INSEE n’est pas conçu pour mesurer le budget nécessaire à une famille. C’est en réalité un outil statistique calculant 60% du revenu médian de la population, ramené à une unité de consommation théorique. Il s'élevait en 2018 à 1 063€ par mois. Pour établir leur montant, Gaspard Koenig et Marc de Basquiat se basent plutôt sur le rapport 2009 du Secours Catholique qui compile un certain nombre de chiffres obtenus auprès de divers organismes, en premier lieu l’enquête "Budget des familles" 2006 de l’INSEE, complété par un relevé de 1 163 budgets collectés par 58 délégations diocésaines du Secours Catholique auprès de familles.

Présentation faite par Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, lors de notre entretien avec lui le 9 avril 2021.

Liber un revenu de liberté pour tous, Une proposition d’impôt négatif en France. Par Marc de Basquiat & Gaspard Koenig, 2014

INSEE, France, portrait social, Édition 2020

À partir de ces chiffres, les auteurs ont établi des montants dans chaque domaine de consommation pour une personne seule, qui leurs paraissent incompressibles : énergie et chauffage (55), eau (20), mutuelle et assurance (50), impôts et taxes (30), ou élastiques, auquel cas ils les valorisent à mi-chemin des montants indiqués pour une personne seule et la moitié du budget qu’y consacre un couple : téléphone et Internet (29), transports (47), alimentation (131), habillement (22). La somme de ces huit postes de dépenses de consommation individuelle, actualisée pour 2014 (à 2% par an) est d’environ 450 euros. Les auteurs estiment ce montant cohérent avec le RSA versé en 2014 à une personne seule (après déduction du forfait logement). Ainsi, ce montant, qui ne couvre pas les budgets d’investissement, de logement et de charge de la dette, correspond selon les auteurs du LIBER aux "besoins de fonctionnement" minimum d’un individu en France. Pour l’économiste Henri Sterdyniak, du mouvement des Économistes Atterrés, un revenu universel avec un montant à 500€ n’est pas utile, car il est quasiment le même que le RSA, et n’améliore pas la situation des plus mal lotis. Pour que ce soit le cas, il estime que le montant devrait être de 785€. Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, estime que 500€ suffira à améliorer la situation des familles monoparentales et des jeunes de 18-25 ans, même s’il peut y avoir ponctuellement des perdants. Il envisage la possibilité d’aider pendant un certain nombre de mois ou d'années ces perdants par la mise en place de prestations compensatoires complémentaires.

Pour d’autres partisans, le revenu universel est un moyen de garantir l’autonomie de chacun, ce qui appelle à un montant plus élevé. Ainsi, pour Benoît Hamon, un des avantages du revenu universel est de donner aux salariés un pouvoir de négociation, en ayant la possibilité de dire non à un emploi. Le montant du revenu universel doit alors pouvoir remplacer un salaire. Benoît Hamon situe ce montant à 750€. Pour l’ancien candidat à la présidentielle, cette mesure remplace les allocations familiales, mais ne se substitue pas à certaines allocations spéciales. Il souhaite aussi que cette mesure contribue à réduire les écarts de richesse, grâce à un capital d’émancipation constitué par 1/3 du revenu universel pour les mineurs (300€) immobilisés chaque mois et disponible à l’âge de 18 ans. Ce capital d’émancipation s’élève ainsi à 21 600€ (12 * 18 * 100 €) et permet selon lui de pouvoir financer des études coûteuses, le lancement d’un projet, un voyage, etc… Il présente également ce montant comme un moyen d’avoir le choix de pouvoir consommer des produits plus durables ou biologiques, généralement plus chers.

Philippe Van Parijs, qui développa à partir des années 80 une réflexion publique sur le revenu universel, considère également cette mesure comme un moyen de garantir plus de liberté. Étant l’instigateur du BIEN (Basic Income Earth Network), un réseau mondial sur le revenu universel, il a choisi de ne jamais prendre parti pour un montant précis, car il considère qu’il n’y a pas de caractéristiques idéales du revenu universel, et qu’elles évoluent grandement d’un pays à l’autre, en fonction du niveau de vie, des services sociaux déjà en place...

Pour l’économiste Baptiste Mylondo, membre du Mouvement des Objecteurs de Croissance, l’objectif premier du revenu inconditionnel est que personne ne doit être privé de l’accès aux biens et services de base, nécessaires pour vivre. Il souhaite également déconnecter emploi et revenu pour reposer la question de l’utilité sociale, de la place de l’emploi dans la société. Sa proposition de revenu universel doit donc être d’un montant suffisant pour répondre aux besoins de chacun en se passant d’emploi, et il estime ce montant à environ 750-800 euros.
Selon le Mouvement Français pour le Revenu de Base, le budget mensuel consacré par un ménage (qui peut inclure plusieurs personnes) au logement est en moyenne d’environ 670 euros et le budget alimentation autour de 370€. Cette association milite pour un revenu de base supérieur au RSA, à 600€ ou
700€, pour accroître le pouvoir d’achat des ménages modestes, et donc la consommation, les ménages modestes dépensant une part plus importante de leur revenu que les ménages aisés.

Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, Le revenu universel : une utopie utile ? 2016, OFCE, Sciences Po

"Revenu universel : l’antidote sociale à la pauvreté ?", Conférence avec Benoît Hamon du 15/12/2020 organisée par Sciences Po Alumni autour du livre Ce qu'il faut de courage. Plaidoyer pour le revenu universel. de Benoît Hamon paru le 28 octobre 2020 (Équateurs).

Comment I.

B. Un montant unique ?

Les différents montants avancés par les acteurs couvrent des réalités diverses, mais au sein d’une proposition, le montant est censé être le même pour tous les majeurs. C’est ce montant unique qui est supposé garantir l’universalité de la mesure.  En étant identique pour tous, le montant du revenu universel questionne la distinction entre mesure égalitaire et mesure équitable. Certains adversaires au revenu universel critiquent en effet l’iniquité d’une mesure qui donne à tous la même somme, et pas à chacun en fonction de ses besoins. Pour les partisans du revenu universel, tel Gaspard Koenig, fondateur du Think Tank Génération Libre, un montant unique garantit une redistribution égalitaire, qui cherche à s’éloigner de l’assistanat, jugé humiliant pour ses bénéficiaires. Il parle ainsi de "paternalisme stigmatisant de l’aide sociale".

Si le montant est donc, au sein de chaque proposition, identique pour tous les majeurs, il varie parfois avec l’âge. En effet, pour les acteurs défendant un revenu universel pour les majeurs et les mineurs, le montant fixé pour ces derniers est souvent inférieur. Il peut correspondre à la moitié de celui des adultes, voire moins. Dans la proposition de Gaspard Koenig, les enfants de moins de 14 ans touchent 200€, et ceux entre 14 et 18 ans 270€, alors que leurs parents touchent 480€. Pour Benoît Hamon, les mineurs touchent 300€ (contre 750€ pour les majeurs), dont 200€ sont directement accessibles par leurs parents, et le reste capitalisé pour leur être reversé à la majorité.
En plus de cette variation en fonction de l’âge, le revenu universel peut dans certains cas évoluer au cours du temps. D’une part, parce qu’il sera ajusté à l’inflation, pour continuer de couvrir les "besoins essentiels". D’autre part parce que certains acteurs proposent de le rendre lié à un indice des prix ou dépendant du PIB par habitant. C’est ainsi en partie la vision de Philippe Van Parijs, fondateur du Basic Income Earth Network (BIEN), qui recommande que le revenu universel ne subisse pas "de baisses brutales" qui pourraient créer de la précarité si certaines personnes en devenaient dépendantes. C’est aussi la vision de l’AIRE, qui recommande d’éviter que le montant n’atteigne un seuil où l’incitation à travailler n’est plus suffisante, et qui encouragerait "les comportements irresponsables", c’est-à-dire un comportement "oisif" sans aucun travail rémunéré.

Comment I. 1. B

C. Un montant fluctuant ?

La question de l’incitation au travail est un enjeu majeur du débat sur le revenu universel, en tout cas pour les acteurs qui considèrent que le travail rémunéré dans les conditions légales actuelles est un objectif à maintenir, et éventuellement promouvoir. Cette question est intimement liée au  montant du revenu universel. Ce dernier, en étant cumulable avec d’autres sources de revenus, à l’inverse de mesures telles le RSA, est une proposition que la plupart de ses partisans considèrent comme incitant au travail, mais ses adversaires craignent que la réception régulière d’une somme suffise aux individus pour vivre sans travail, et que cela ne les encourage donc pas à exercer un emploi. Cela s’illustre pour Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, par la récente polémique (2021) lorsque Louis Schweitzer proposa un revenu garanti minimal sans conditions de ressources pour les jeunes de 18 à 25 ans autour de 500€, devant Élisabeth Borne, ministre du Travail, qui rejeta cette proposition en mettant en avant plutôt les mesures gouvernementales telles que la garantie jeunes, arguant que 500€ risquait de désinciter les jeunes au travail. "À cela Louis Schweitzer répondit que 500€ permettait de manger et de chercher du travail, mais absolument pas de désinciter au travail."

L’AIRE soutient d’ailleurs un modèle de revenu universel dont le montant soit dépendant du PIB, car c’est pour l’association un moyen de lutter contre la dés-incitation. La logique de la dépendance au PIB garantissant l’incitation au travail tient pour l’AIRE (Association pour l’Instauration du Revenu d’Existence) en cela : lorsque la population travaille moins, le PIB diminue, et le revenu universel avec, pénalisant en premier ceux qui ne travaillant pas n’auraient pas de salaire à côté pour compenser cette perte. Plusieurs questions peuvent se poser ici : l’automatisation pourrait-elle permettre à la fois au PIB de continuer à augmenter et aux gens de moins travailler ? Également, étant donné que toutes les personnes ne contribuent pas de manière égale au PIB, cette incitation serait-elle efficace pour les personnes contribuant très peu de richesses, et l’influant donc très modérément si elles choisissaient de cesser de travailler ? Sur ce point, Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, estime qu'on ne travaille pas seulement pour l'argent, mais aussi simplement "pour soi et pour avoir des relations sociales ou avoir une meilleure estime de soi". De plus, pour Philippe Van Parijs, c’est même l’inverse qui se produirait. Selon le philosophe belge, le concept de revenu universel délivre des incitations au travail pour les personnes en bas de l’échelle des revenus, grâce à la suppression de la trappe à pauvreté que le cumul des revenus permet. Cependant, il craint que ces incitations se fassent au détriment des incitations affectant de larges catégories de travailleurs plus productifs, dont la contribution à l’économie est bien plus importante, mais que l’augmentation du taux marginal d’imposition pour leur catégorie rebuterait.

Le montant est également fluctuant dans le sens où certains acteurs recommandent une mise en place pas à pas, en commençant par un montant plus faible. Pour Benoît Hamon, le revenu universel serait une fin et un moyen à la fois : c’est un moyen d’émancipation, mais aussi une fin car il ne se mettrait pas en place du jour au lendemain, et devrait être "progressif".

Le taux marginal d’imposition passerait pour eux de 9% à 25% dans la modélisation proposée dans l’ouvrage de Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte, p. 226.

D. Un montant séduisant ?

Enfin, le montant est un choix éminemment politique, pour François Legendre, économiste à l’AIRE : lors de notre entretien avec lui, il expliquait qu’un montant de 500€ est selon lui ni trop haut, ni trop bas, et permet, en commençant "petit", de ne pas effrayer ceux qui craignent un trop grand bouleversement des aides sociales. C’est un choix politique également parce qu’il permet pour l’économiste de contredire à la fois les adversaires de gauche du revenu universel qui pensent que les plus pauvres n’y gagneraient rien, et les adversaires libéraux du revenu universel qui craignent que la protection sociale soit détricotée : avec seulement 500€, la plupart des gens conviennent qu’il faudrait des compléments spéciaux pour certaines populations, et cela laisse ainsi de la place pour tous les autres dispositifs de la protection sociale. De même, avec ce montant modeste, c’est un moyen de faire comprendre aux gens qu’il s’agit seulement d’un filet de sécurité, qui selon l’économiste les encourage à continuer à travailler.

Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, nous a confié lors de notre entretien avec lui qu’il est important d’avoir un montant applicable dès maintenant, et finançable durablement, raison pour laquelle l’association préfère proposer un revenu d’existence modeste, mais réaliste et sans "effets secondaires" sur le long terme. Christian Bouvard rappelle que le fondateur de l’association, l’économiste Yoland Bresson défendait uniquement un revenu d’existence de 500€ et disait de manière assez régulière qu’il aimerait bien pouvoir donner 800 à 1000€ à tout le monde, mais qu’il craignait que "l'économie ne se venge" et que le niveau des prélèvements pour financer les 800€ devienne insupportable, et ne fasse se développer le travail dissimulé, ce qui déclencherait un cercle vicieux.
Il considérait qu'il valait mieux partir d’une somme relativement modeste et prudente au départ, quitte à la faire évoluer à partir du moment où les comportements des individus seraient plus prévisibles. Ainsi, on voit que le montant est soumis et modéré par le mode de financement. Sur le site du MFRB, qui soutient plusieurs déclinaisons de revenu universel, le montant proposé lorsqu’il est question de financement est de 465€, soit l’ancien montant du RSA. Sur les autres espaces du site de l’association, il est davantage question d’un montant plus élevé, généralement compris entre 600 € et 700 €.

E. Un montant qui divise

Si beaucoup d’acteurs en faveur du revenu universel proposent des montants précis, les montants les plus divergents sont parfois considérés comme contre-productifs par certains acteurs.
Ainsi, Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, a déclaré en entretien avec nous que si un revenu universel tel que celui défendu par le MFRB (Mouvement Français pour le Revenu de Base), c’est-à-dire plus élevé, finissait par être instauré, "ça risquerait de tuer l'idée à très court terme." Il pense que l’AIRE manifesterait très vite un certain nombre de réserves. De même, Léna Le Guay membre du MFRB, pense que le Mouvement défendrait uniquement des montants dépassant une certaine somme : "en effet 560€, je pense pas que le Mouvement défendrait une telle somme."

Au contraire, Van Parijs, s’il refuse de se positionner sur une somme précise, considère qu’il faut avancer d’une manière pragmatique, en assumant que le niveau de départ sera modeste. Il ajoute qu’"il ne faut pas avoir peur dans ces débats d'avoir des Strange Bedfellows, c’est-à-dire des compagnons de couchettes bizarres. Il y a parfois des coalitions à faire pour pouvoir avancer, mais ces coalitions ne doivent pas se faire autour d’objectifs de long terme, qui pourront être extrêmement différents, mais autour de réformes immédiates sur lesquelles peuvent s’accorder des personnes ayant des objectifs très différents. Il ne faut pas récuser ces propositions sous prétexte que d'autres les défendent au nom d’objectifs différents, mais les évaluer au coup par coup. Parfois les voies les plus détournées sont les meilleurs moyens d'arriver à ses fins."

Comment I. 1. C
Comment I. 1. D
Comment I. 1. E

 2. Ces différents montants appellent des méthodes de financement différentes, justifiées par des modélisations.

Nous allons maintenant nous intéresser aux principales méthodes de financement utilisées par les acteurs dans leur proposition de revenu universel. La faisabilité économique d’une proposition est primordiale car elle est source de légitimité. Au contraire, ne pas être dans la capacité de faire la preuve d’une méthode de financement fiable décrédibilise grandement la proposition.

 A. Économiser

La première grande source de financement avancée par la majorité des acteurs est l’autofinancement. L’autofinancement signifie les dépenses économisées par la socialisation de certaines dépenses publiques actuelles. De manière beaucoup plus claire, si une proposition de revenu universel vise à remplacer le RSA, les économies réalisées par l’abandon du RSA font partie de ce que l’on appelle l’autofinancement.

Le taux d’autofinancement, c’est-à-dire le pourcentage des dépenses de la mise en place d’un revenu universel financé par les économies réalisées, varie en fonction de la proposition. En effet, tous les acteurs ne s’accordent pas sur les aides sociales à socialiser. Aussi, ces différences se basent sur des différences de sources : en fonction des années, des bases de données utilisées, … Cependant, la majorité des propositions de revenu universel avance un taux d’autofinancement autour de 30%. Cependant, Henri Sterdyniak, économiste dans le mouvement des Économistes Atterrés et fervent opposant au revenu universel, avance un taux d’autofinancement de 18% pour un revenu universel de 750 euros. Cette différence d’estimation se base sur un désaccord quant au coût général de la mesure et au montant des économies réalisées.

Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, Le revenu universel : une utopie utile ? 2016, OFCE, Sciences Po

Nous allons maintenant vous présenter un exemple de proposition de revenu de base financée majoritairement par l’autofinancement, celle de la Fondation Jean Jaurès, fondation politique proche du Parti Socialiste. Nous allons nous appuyer sur leur proposition de revenu de base à 750 euros par mois. Avant de rentrer dans le vif du sujet, il est important de rappeler les hypothèses économiques sur lesquelles ils se basent :

• Des effets d'équivalence qui prennent en compte le soutien parental pour les bénéficiaires âgés de moins de 26 ans. Ainsi, les allocations seraient de 30% du revenu universel des adultes pour les bénéficiaires entre 0 et 15 ans, puis 50% entre 15 et 18 ans. Aussi, il n’y a pas de prise en compte des économies d’échelle en ce qui concerne les couples.

• Il n’y a pas de contrepartie. Le schéma de financement se base sur un recyclage de tout ou partie des dépenses actuelles de protection sociale, sur des économies en gestion afférentes à cette simplification et sur une hausse ciblée de prélèvements obligatoires. Par exemple, sur les 13 milliards de dépenses en gestion des caisses de la sécurité sociale, ils comptent en économiser 10.

• Les calculs sont basés sur la population de 2016 : on prend donc en compte une augmentation des dépenses du Revenu de base dû au vieillissement démographique et à l'inflation (dans le cas où le revenu de base est indexé à celle-ci).

• Ils utilisent le terme Revenu de Base, et non le terme Revenu Universel comme nous l’utilisons pour cette enquête.

À avoir en tête à la lecture du tableau :

• Les affections de longue durée. La prise en charge des ALD représente une dépense annuelle de 9000€ par personne, dont 90% est socialisé. Si les cotisations de la branche maladie servaient au financement du revenu de base, la prise en charge des ALD reviendrait aux malades, ce qui est préjudiciable en termes de santé publique. Ils simulent donc un financement des ALD autonomes du revenu de base.

• Les retraites complémentaires AGIRC-ARRCO. Les cotisations à ces régimes complémentaires ne sont pas incluses dans l’assiette de financement du revenu de base.

Ainsi, la proposition de revenu de base à hauteur de 750€ par mois et par personne de la Fondation Jean Jaurès est financée par le recyclage de 604 Milliards d’euros de dépenses actuelles de protection sociale, 18 Milliards de recettes fiscales supplémentaires et 10 Milliards d’économies de gestion. Le taux d’autofinancement est donc proche des 100%.

Comment I. 2.
Comment I. 2. A
Tableau

B. Prélever

On l’a dit, la majorité des propositions de revenu universel table sur un taux d’autofinancement autour de 30%. Alors, pour combler les 70% restants, de nombreux acteurs ont recours au prélèvement à travers une réforme fiscale. Cette réforme fiscale porte majoritairement sur l’impôt sur le revenu : la proposition du LIBER portée par les économistes Marc de Baquiat et Gaspard Koening s’appuie sur un prélèvement unique proportionnel aux revenus (à hauteur de 23% des revenus), la proposition de l’économiste et philosophe politique Baptiste Mylondo s’appuie elle sur la progressivité de l’impôt sur le revenu.
Le taux de prélèvement dépend du montant du revenu universel défendu et des sources de financement alternatives en complément de ces prélèvements. Afin de déterminer le montant du prélèvement, les acteurs ont majoritairement recours à des modèles économétriques ainsi qu’à des micro-simulations.

On voit apparaître un enjeu important du débat autour du revenu universel: le rôle que doit jouer (ou non) l’Etat-Providence. Doit-il jouer un rôle important de redistribution ? Doit-il prendre en charge la capacité de survie de ses citoyens ? Au cœur des différents modèles proposés se trouvent différents modèles d’Etat-Providence, rendant visible différentes manières de mobiliser l'impôt.
Cette réforme fiscale aboutirait à un changement profond de notre système de redistribution, comme le schéma de Marc de Basquiat présenté ci-dessous le démontre.

NOEUD%20COMMENT%20TABLEAUX_LIBER-Rapport

LIBER, un revenu de liberté pour tous, Une proposition d’impôt négatif en France. Par Marc de Basquiat & Gaspard Koenig, 2014

Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans condition, Utopia, Paris, 2012.

Les économistes Henri Sterdyniak et Guillaume Allègre s’opposent à cette méthode de prélèvement comme financement d’un revenu universel car il affirme que ce financement devrait principalement être supporté par les classes moyennes, qui verraient leur impôt sur le revenu augmenter. En réalité, bien que les salariés toucheraient une certaine somme de revenu universel, leur fiche de paie diminuerait fortement, de telle sorte qu’ils seraient rémunérés moitié par leur entreprise, moitié par le revenu universel, ce qui ne serait pas souhaitable. On voit à nouveau apparaître le débat sur la place de l’Etat-Providence.

Afin de clarifier cette méthode, nous allons vous présenter la proposition de revenu universel formulée par l’économiste Jean-Eric Hyafil, s’appuyant principalement sur une réforme de l’impôt sur le revenu. Sa proposition est celle d’un revenu universel situé à 548€, qui ne remplace que le RSA et la prime d’activité (le taux d’autofinancement est donc fortement plus faible que celui de la Fondation Jean Jaurès, d’où la nécessité de trouver d’autres moyens de financer la proposition). Les aides au logement sont remplacées par un dispositif ciblé sur les personnes isolées et familles monoparentales. Le revenu universel serait de 185€ par enfant de 0 à 13 ans et 250€ de 14 à 17. A cela s’ajoute une aide spécifique de 241,83€ pour les familles monoparentales. Le financement repose uniquement sur une réforme de l’impôt sur le revenu :

Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, Le revenu universel : une utopie utile ? 2016, OFCE, Sciences Po, page 11.

• Modification du barème de l’actuel impôt sur le revenu des personnes physiques : les trois premières tranches (imposées aujourd’hui à 0, 14 et 30%) seraient remplacées par une tranche à un taux unique de 32%. L’impôt sera prélevé à la source et dès les premiers euros gagnés au-delà du revenu universel.

Source du tableau: Hyafil Jean-Éric, "Du RSA au revenu universel : enjeux redistributifs et sociaux d’une réforme sociofiscale", Revue française des affaires sociales, p. 53-74, Tableau 3. https://www.cairn.info/revue-francaise-des-affaires-sociales-2018-4-page-53.htm

On remarque que Jean-Eric Hyafil fait une proposition équilibrée budgétairement grâce à une réforme de l’impôt sur le revenu.

Comment I. 2. B

C. Imaginer

Ce financement grâce à une réforme de l’impôt sur le revenu ne fait pas l’unanimité au sein des acteurs du débat sur le revenu universel, on l’a notamment remarqué à travers les critiques formulées par l’économiste Henri Sterdyniak. Ainsi, de nombreux acteurs se sont mis à la recherche de sources de financement alternatives. Nous avons décidé de vous les présenter sous la forme d’un tableau, regroupant les principales sources de financement alternatives proposées jusqu’à présent, mises en perspective par les principales critiques qui leur sont adressées, de la part des économistes Henri Sterdyniak, Guillaume Allegre et Clément Cadoret.

Guillaume Allègre et Henri Sterdyniak, Le revenu universel : une utopie utile ? 2016, OFCE, Sciences Po.

moment des dernières élections présidentielles, car celle-ci est principalement basée sur des sources de financement alternatives. Le revenu universel proposé par Benoît Hamon est une mesure évolutive avec, à termes, un montant de 750€ pour tous les français de plus de 18 ans. Sa proposition de financement est résumée dans le tableau suivant, construit par notre équipe :

On voit donc que Benoît Hamon propose un nombre conséquent de sources de financement alternatives afin de combler les 70% du revenu universel qui ne sont pas financés par l’autofinancement.

Comment I. 2. C

D. Un mode de financement pour garantir l’égalité de la mesure

Certains acteurs insistent sur le fait que le mode de financement doit permettre de faire apparaître la distribution égalitaire. C’est ainsi une des raisons pour laquelle Philippe Van Parijs ne soutient pas un financement par impôt négatif. Dans son ouvrage Le Revenu de Base Inconditionnel, il rappelle que revenu de base financé par l’impôt sur le revenu, et impôt négatif sur le revenu, sont souvent jugés équivalents, même par Milton Friedman lui-même, célèbre économiste américain partisan de l’impôt négatif. Pourtant, il existe selon lui une différence cruciale entre les deux, qui "revêt la plus grande importance" pour "ceux qui s’engagent en faveur de la liberté pour tous". Il milite ainsi pour un revenu de base "payé ex ante au même niveau pour tous, sans tenir aucun compte des revenus provenant d’autres sources". Cela permet selon lui d’une part de soulager "les plus modestes [qui] ne peuvent attendre la fin de l’année fiscale pour recevoir le versement qui doit leur donner accès aux biens de première nécessité." De plus, une distribution ex ante affiche un montant brut identique pour tous, au contraire d’une distribution ex poste dont les montants seraient différents pour chacun et qui stigmatiserait les plus démunis.

Christian Bouvard, vice-président de l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence, précise lors de l’entretien qu’il nous a accordé que s’il soutient le financement par impôt négatif, "il faudrait faire en sorte d’afficher très clairement [le montant du revenu d’existence] sur les avis d'imposition, pour que soit visible le revenu avant et après l'impact du revenu d'existence". Il conseille de "faire preuve de pédagogie" lors de l’instauration du revenu universel.

Pour l’économiste David Cayla, l’argument de la stigmatisation est "un peu fallacieux", car "ce n’est pas marqué sur notre front qu’on touche le RSA : cette idée de stigmatisation ne me paraît pas aussi simple. Si on n'en parle pas, les gens ne sont pas censés savoir."

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte

Intervention de Philippe Van Parijs en 2020 à la librairie Mollat à Bordeaux pour la sortie de son livre Le Revenu de base inconditionnel : https://www.youtube.com/watch?v=7RUlmxqasxI&t=3s

Comment I. 2. D

 II. Démontrer les effets de revenus universels par l’expérimentation ou la modélisation

Si la question du mode de financement du revenu universel fait débat, celle de la démonstration des effets potentiels d’un tel revenu l’est également. Nous allons ici examiner la manière dont les acteurs mobilisent différentes expérimentations cherchant à faire la démonstration d’effets souhaitables de leur revenu universel, pour comprendre comment ces expérimentations contribuent à organiser le débat public autour des expérimentations.

1. Des expérimentations remises en cause par les acteurs, en faveur ou contre le revenu universel

Les expérimentations et leurs résultats sont souvent remis en cause par les acteurs du débat du revenu universel.
L’un des principaux écueils soulevés par les acteurs est l’impossibilité de généraliser les résultats de cette expérimentation. Plusieurs raisons sont avancées :

• David Cayla, économiste au sein des Économistes atterrés, opposé au revenu universel, affirme : "Ces expérimentations fonctionnent toujours avec de l’argent extérieur". Il veut dire que le financement du revenu universel dans les expérimentations provient d’une source extérieure à l’expérimentation (Pouvoirs publics, financement participatif, ONG, …). Il affirme donc que ces expérimentations ne sont donc pas reproductibles. Il termine : "La seule expérimentation qui vaudrait le coup serait que les gens, au sein de l’expérimentation, financent eux-mêmes leur revenu universel".

• À nouveau David Cayla, qui affirme que les revenus universels distribués dans les expérimentations permettent aux bénéficiaires de consommer plus. Or ces biens de consommation sont produits à l’extérieur de l’expérimentation. "On ne peut pas tous travailler autant et tous consommer plus". Ce rapport production/ consommation est un autre argument contre la généralisation des résultats des expérimentations.

• Philippe Van Parijs met en avant la durée limitée de ces expérimentations qui empêcheraient l’extrapolation de leurs résultats et une réelle projection des comportements des bénéficiaires. "L’effet d’un revenu de base sera sans doute très différent suivant qu’on s’attend à ce qu’il dure un an seulement ou toute la vie". Il avance aussi que l’échantillon de bénéficiaires peut parfois être "biaisé" car seulement composé d’individus "partisans" du revenu universel. En effet,  l’échantillon des expérimentations se base la plupart du temps sur le volontariat : les personnes intéressées pour participer à l’expérimentation sont très rarement des contributeurs nets, qui n’y gagneraient rien. De plus, le fait que seul un petit échantillon d’individus bénéficie d’un revenu universel constitue aussi un biais :
"Il y a de fortes chances que le comportement d’une poignée d’individus isolés bénéficiant d’un revenu en vertu d’une loterie ou d’une expérimentation diffère de celui qu’ils auraient adopté si tout le monde autour d’eux l’avait également reçu". Qui plus est, cette population de bénéficiaires réduite et le temps limité ne permettent pas d’analyser les possibles mutations du marché du travail, qui pourraient advenir avec le pouvoir de négociation accordé par le revenu universel, par exemple, la disparition ou revalorisation (en termes de rémunération et de conditions de travail ) de certains emplois que le revenu universel ferait refuser à ceux qui les occupent actuellement.

• François Legendre, dans l’entretien qu’il nous a donné, résume les critiques qui sont avancées vis-à-vis des expérimentations : le fait que "l’on ne peut pas expérimenter en économie de la même manière qu’en sciences expérimentales". Il déplore en effet l’absence d’étalon, de groupe témoin, … Réaliser une expérimentation scientifique en économie ? "C’est juste impossible" répond-il.

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte

Dernièrement, une dernière mise en garde vis-à-vis des expérimentations est celle de l’effet Hawthorne : les individus du groupe expérimental savent qu’ils font partie d’une expérimentation et qu’ils ont été choisis de telle sorte qu’ils ont un avantage par rapport au groupe témoin. Ceci peut les amener à être plus optimistes dans leur déclaration. Ainsi, tous ces facteurs doivent être pris en compte car ils influencent fortement les résultats, et c’est ce qui nous oblige à être extrêmement prudent quant aux résultats des expérimentations du revenu universel.

Comment II.
Comment II. 1.

2. Des limites aux modélisations soulevées par les acteurs

Les modèles économétriques ne sont pas non plus exempts de critiques de la part des acteurs du revenu universel. Ces critiques sont d’ailleurs formulées par Van Parijs dans son livre Le revenu de base inconditionnel.

Premièrement, le fondement empirique de ces modèles consiste en des corrélations observées à un moment et un endroit données, dans des circonstances culturelles et institutionnelles qui affectent le comportement sur le marché du travail. En effet, il faudrait aussi prendre en compte des facteurs particuliers et invisibles dans les données comme, par exemple, la possibilité et l’acceptation sociale du travail à temps partiel, les divisions genrées dans la garde des enfants, … "Ce n’est pas parce que les modèles sont élaborés ici et maintenant que les ensembles de données qu’ils ont la possibilité d’utiliser sont pertinents pour une proposition à mettre en œuvre ici et maintenant".

Deuxièmement, les modèles s’appuient sur l’hypothèse que l’offre de travail détermine le volume d’emploi. Si un individu ne travaille pas ou pas plus, c’est qu’elle n’a pas d’autres choix compte tenu de ses revenus et des revenus qu’elle gagnerait en travaillant (ou en travaillant plus). Ainsi, cette hypothèse a deux conséquences sur les résultats des modèles : ils ne prédisent pas l’effet d’une condition du revenu universel basée sur l’obligation de travailler, ils supposent qu’une telle obligation serait sans effet. Deuxième conséquence de cette focalisation sur l’offre : les modèles ne prennent pas en compte la possible augmentation de liberté qui découlerait d’un revenu universel, c’est-à-dire la possibilité de dire "oui" à un emploi peu rémunéré et instable (ce qui stimulerait la créativité) et de dire "non" à des emplois pénibles.

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte.

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte, page 241.

Comment II. 2.

3. Des démarches pour expliciter certaines théories...

Ces critiques par les acteurs des méthodes de preuves nous amènent à nous interroger sur ce que produisent comme effets les expérimentations.

Selon les chercheurs Fabian Muniesa et Michel Callon, les activités expérimentales visent à observer et à représenter des objets économiques, mais elles cherchent aussi à intervenir sur ces objets économiques : les saisir, les modifier puis les stabiliser, les produire d’une manière spécifique. Ainsi, une expérimentation économique a le but démonstratif de transformer une théorie elliptique en un ensemble explicite de règles et de comportements. C’est une démonstration publique qui cherche à faire effet de preuve. Cette caractéristique s’applique bien aux expérimentations de revenu universel, qui visent dans leur ensemble à donner à voir concrètement les effets et le mode de fonctionnement d’une mesure qui peut paraître obscure à beaucoup de citoyens.

Selon ces auteurs, les expérimentations économiques peuvent être analysées par le prisme de trois caractéristiques : les lieux de ces pratiques, la nature des manipulations imposées à l’objet de l’expérimentation, et les formes de démonstration qui régissent la méthode expérimentale. Dans le cadre des expérimentations sur le revenu universel, le lieu est souvent le monde réel et non pas le monde confiné du laboratoire, puisque les expérimentations se déroulent sur le terrain, sur un territoire plus ou moins large, et plus ou moins parcellaire. Ainsi, pour l’expérimentation réalisée par Mon Revenu De Base, qui se considère comme la première expérimentation citoyenne du Revenu de Base en France, 6 bénéficiaires sont tirés au sort parmi une liste de candidats inscrits via un site internet, pour recevoir chaque mois 1000€, pendant un an. Ces personnes habitent à des endroits très divers sur le territoire français. C’est donc un lieu d’expérimentation assez éclaté, et différent pour chaque participant. Le temps également est fragmenté, puisque de nouveaux bénéficiaires s’ajoutent au fur et à mesure que le financement de l’expérimentation par crowdfunding le permet.
Le lieu est aussi éclaté pour l’expérimentation lancée par le département de la Gironde. En avril dernier, il votait la mise en place d’une "forme de revenu de base" avec un dispositif destiné aux jeunes âgés de 18 à 29 ans. Les sujets de l’expérimentation sont 300 à 500 jeunes sélectionnés dans le département.

La nature des manipulations imposées à l’objet de l’expérimentation est dans ces deux derniers cas le don régulier d’une somme d’argent fixe pendant un temps donné, qui vise à provoquer un changement des comportements, lequel sera observé et analysé par des référents qui suivent les bénéficiaires.

Quant à la forme de démonstration, c’est-à-dire la manière dont est construit l’explicite, il s’agit d’essayer d’établir, à partir de données chiffrées et de résultats individuels et variés, une tendance émergente qui permettrait de conclure à des effets de la somme administrée sur les bénéficiaires.

Les expérimentations du revenu universel cherchent souvent à inclure les bénéficiaires dans le processus de production de savoir. Lena Le Guay et Isaline Moulin, membres du Mouvement Français pour le Revenu de Base, déclarent :
"Si c’est quelque chose qui est imposé par les personnes qui prennent les décisions et qui ont le pouvoir aujourd’hui, ce n’est pas le format qui me plairait". On voit une volonté d’inclure les citoyens dans le débat, de les faire participer au processus de production du savoir et d’observer leur comportement vis-à-vis de la proposition.  De même pour l’expérimentation en Gironde, qui permettait à tous les partisans, et intéressés de donner leur avis, et proposait un simulateur ouvert à tous par voie numérique, pour expérimenter soi-même.

Finalement, plus que mettre en avant des effets potentiels, que beaucoup d’acteurs jugent non généralisables, l’objectif des expérimentations semble être de faire parler de l’idée, pour amorcer des discussions et faire avancer le débat public. On peut dire que le fait de mettre en place une expérimentation donne des résultats aussi intéressants que les résultats de cette expérimentation en eux-mêmes. En effet, de nombreuses expérimentations visent à populariser l’idée du revenu universel, à "prendre la température" sur le sujet. Par exemple, Lena Le Guay et Isabelle Moulin du Mouvement Français pour un Revenu de Base affirment lors de l’entretien qu’elles nous ont accordé, que l’objectif principal de leur expérimentation était de "redonner confiance", dans le revenu universel en l’occurrence. On remarque donc une volonté de promouvoir l’idée du revenu universel en expérimentant et en le mettant en place. C’est la preuve par l’exemple. Il y a aussi une volonté d’influer sur les pouvoirs publics et sur l’opinion publique. Il y a donc une véritable volonté de « donner à voir » l’idée de revenu universel. C’est d’ailleurs l’avantage principal qu’y voit Philippe Van Parijs, fondateur du Basic Income Earth Network, en décrivant les expérimentations comme "formidables du point de vue des relations publiques" et utiles pour faire "réfléchir à l’idée". Ainsi, les expérimentations cherchent davantage à rendre discutables certains aspects du revenu universel, plutôt que de tester une mise en œuvre à l’échelle.

Dans le cas de Mon Revenu De Base, l’expérimentation leur a permis d’avoir un élément de preuve qu’un revenu universel ne désinciterait pas au travail, même avec un montant élevé (1000€).
Dans le cas de la Gironde, le département souhaitait trouver un moyen de mieux gérer la solidarité, dans un contexte de précarité des jeunes accru par la crise sanitaire. Depuis plusieurs années, le département est favorable au revenu universel, qu’il souhaitait expérimenter depuis un certain temps. L’expérimentation leur permet de tester une mesure, tout en la rendant plus familière aux yeux des habitants, mais aussi des autres départements et acteurs territoriaux. Les objectifs affichés de l’expérimentation étaient de juger à terme ce qu’apporte le revenu de base, ce qu’il modifie dans les comportements, et ce qu’il améliore dans les parcours de vie.
Quant à la Fondation Jean-Jaurès, c’est sur la mise en œuvre opérationnelle qu’elle souhaitait apporter des éléments de preuve pour montrer qu’elle peut être rapide et simple, via un partenariat pour une expérimentation territoriale du revenu de base.

Fabian Muniesa & Michel Callon , “Economic Experiments and the Construction of Markets”, Chapitre 6 :  Do Economists Make Markets? On the Performativity of Economics. Par Donald Mackenzie, Fabian Muniesa, Lucia Siu. Princeton University Press, pp.386, 2007

Comment II. 3.

4. ...qui questionnent les effets sociaux et économiques d’un potentiel revenu universel.

Les expérimentations cherchent surtout à observer les comportements des bénéficiaires d’un potentiel revenu universel, dans une démarche proche de la sociologie.
Il ne s’agit pas en général de tester le financement, ou la durabilité de la mesure : le financement est souvent dans les expérimentations totalement artificielles. Dans le cas de l’expérimentation Mon Revenu De Base, le financement s’est ainsi fait par un crowdfunding alimenté par des citoyens volontaires, autres que les bénéficiaires tirés au sort.

Dans les expérimentations faites dans le monde, un critère testé important est celui de la santé, particulièrement lorsque le pays dans lequel l’expérimentation prend place est pauvre. En France, pays à la sécurité sociale très développée, ce critère est peu discuté.
Le domaine le plus testé, ou en tout cas le plus discuté, dans le cadre des expérimentations françaises semble être les effets sur le marché du travail. Ces effets sont bien-sûr individuels, et peuvent difficilement être généralisés, puisque d’une part l’expérimentation ne recouvre pas toute la population, et d’autre part se tient dans un temps limité. Cependant, les expérimentateurs espèrent avec des cas individuels pouvoir davantage prévoir et se faire une idée du type de comportement qui se met en place lorsqu’un individu commence à recevoir une somme d’argent régulière. Les questions auxquelles ces expérimentations cherchent à répondre comprennent celles-ci : Dans quelle mesure les bénéficiaires se forment-ils plus ? Dans quelle mesure se reconvertissent-ils ? Dans quelle mesure continuent-ils à travailler, ou non ? On voit ici que les expérimentations s’interrogent davantage sur la demande dans le marché du travail plutôt que sur l’offre.

Comment II. 4.

5. Modélisations et Expérimentations, des sujets d'études différents

À ce stade, il est intéressant de se poser la question suivante : les modélisations et les expérimentations sont-elles deux méthodes économiques qui viseraient à
"prouver" les mêmes résultats ?
Les modèles économétriques visent à tirer des liens de causalité à partir de corrélations, en se basant sur un fondement empirique composé d’observations, de données, ... L’objectif est alors de créer des modèles prédisant le futur, en se basant sur des données se rapprochant le plus possible de la réalité. D’ailleurs, les modèles, à la différence des expérimentations qui prennent place dans un temps limité, cherchent à calculer des effets sur la durée. La majorité des modélisations économiques ont pour principal objectif de chercher, trouver et prouver une méthode de financement du revenu universel. Cela implique d’inclure dans les modèles la participation des contributeurs nets, souvent absents du champ des expérimentations. C’est le cas par exemple de la modélisation mise en place et présentée par l’économiste François Legendre en septembre 2019 qui visait à démontrer la faisabilité économique de la mise en place d’un revenu universel à hauteur de 500 euros par mois.

Cette démonstration de la faisabilité économique s’accompagne souvent d’une prévision des effets économiques de cette mesure sur les revenus futurs des citoyens et sur l’offre de travail. Par exemple, la modélisation de l’A.I.R.E présentée par Christian Bouvard est accompagnée de tableaux présentant la différence de revenu des citoyens entre une société avec revenu universel et une société sans.

Les savoirs utilisés sont donc principalement l’économétrie et l’économie. François Legendre affirme d’ailleurs : "Les économistes pensent qu’on peut modéliser, sinon on ne ferait pas d’économie, on ferait de la sociologie". On remarque donc que le modèle est la base de la réflexion d’un économiste et que la légitimité d’une proposition se basera sur la pertinence et la scientificité du modèle utilisé.
 
Les expérimentations visent aussi à tester et démontrer de potentiels résultats économiques de l’instauration d’un revenu universel. Cependant, les modélisations se concentrent majoritairement sur l’offre, et notamment l’élasticité de cette offre de travail vis-à-vis du taux de taxation. Au contraire, les expérimentations se concentrent majoritairement sur la demande. Les modélisations se concentrent sur les incitations à l’embauche et les taux de taxation et elles cherchent à démontrer que le financement est faisable. Les expérimentations cherchent à savoir les conséquences d’un revenu universel sur les potentiels bénéficiaires : leur temps de travail, leur liberté de dire "oui" ou "non" à une offre d’emploi, … Ainsi, au sein même du domaine de l’économie, les modélisations et expérimentations ne se concentrent pas sur le même sujet d’études, même s’il peut y avoir des similitudes.

De plus, les expérimentations menées en France (et dans le monde) ont souvent des objectifs autres qu’économiques. L’un des objectifs principaux est de ainsi de "donner à voir" l’idée du revenu universel pour la rendre visible dans l’opinion publique et influer sur les décisions des pouvoirs publics, mais aussi d’inclure les bénéficiaires dans le processus de production de savoir. Par exemple, l’expérimentation citoyenne Monrevenudebase.com lancée par Julien Bayou, secrétaire d’Europe-Ecologie-Les-Verts en 2017, a permis de financer six revenus de base avec du financement participatif auprès de personnes tirées au sort. Le site a été conçu pour rendre visible le concept de revenu de base, pour que les personnes puissent se projeter et se l’approprier. Par ailleurs, cette initiative a un double rôle d’interpellation des pouvoirs publics mais aussi de gage scientifique à cette initiative : "Le suivi des participants et des bénéficiaires nous donne une formidable matière. Celle-ci pourra être utilisée comme support à la prise de décision et à une mise en place plus globale." considère Julien Bayou. Ils ont notamment été reçus à l’Élysée pour explorer l’idée d’une expérimentation dans le cadre du plan de lutte contre la pauvreté.

Ainsi, l’expérimentation et la modélisation sont des méthodes de production du savoir complémentaires, qui n’ont pas les mêmes objectifs. Les modélisations sont centrées sur l’aspect économique de la proposition, (notamment l’offre), sa faisabilité et ses effets, quand les expérimentations cherchent à observer les comportements des bénéficiaires d’un potentiel revenu universel, dans une démarche presque sociologique.
Cependant, ces deux méthodes de savoir sont souvent opposées dans le cadre du débat sur le revenu universel.

"Trois chantiers pour l’Etat-Providence du 21e siècle". Colloque avec François Legendre organisé par l’AIRE le 16/09/2019. Disponible à cette adresse : https://youtu.be/Kq30LfXZ_JE

Comment II. 5.

  Conclusion

Chaque proposition de revenu universel se base sur un montant spécifique, qui démontre une certaine vision de la société à travers les besoins nécessaires qu’il entend couvrir. Ce montant peut être fluctuant, unique, …  et il est justifié par une méthode de financement, qui elle-même met en scène une vision de l'État et de son rôle. Impôt négatif, taxe sur les robots, socialisation d’aides sociales actuelles, de nombreuses méthodes sont modélisées et/ou expérimentées.  Un débat prend aussi place sur la méthode de preuve entre la modélisation et l'expérimentation, bien qu’elles ne visent finalement pas à prouver la même chose.

Comment Conclusion

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