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Christian Bouvard

Entretien avec le vice-président de l’A.I.R.E (Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence)

Réalisé le 9 avril 2021 en visioconférence par Blandine Chevestrier et Thomas Girard

Bonjour Christian Bouvard,

 

Dans votre présentation, vous avez parlé de la méthode de financement privilégiée par l'A.I.R.E et du fait que le montant du revenu universel sera directement déduit de l'impôt à payer. Le propre du revenu universel est d’être une mesure qui met tout le monde sur le même pied d'égalité, en leur distribuant la même somme. Cependant, si c'est un impôt négatif, le montant n’apparaît au final pas le même pour tous. Comment faire apparaître ce montant pour que cela semble une réelle mesure égalitaire ? 

Il faudrait faire en sorte de l’afficher très clairement sur les avis d'imposition, que soit visible le revenu avant et après l'impact du revenu d'existence cela me semble assez fondamental. Pour que les choses puissent être acceptées, il faut qu’elles soient expliquées, il faut faire preuve de pédagogie. 

Le revenu universel instaure-t-il une réelle égalité si les inégalités de départ demeurent, par exemple les héritages, le patrimoine… Peut-on alors vraiment dire que le revenu d’existence réduirait les inégalités ?

Très clairement, avec 500€, ce n’est pas une mesure qui va réduire très significativement les inégalités. Ce n’est pas sa raison d'être. Néanmoins, au plan démocratique, on pourrait imaginer qu’une partie des sommes qui sont versées aux enfants puissent être libérées à la majorité. Cela donnerait à chaque jeune de 18 ans un capital que ce dernier pourrait utiliser pour essayer de compenser un certain nombre d'inégalités liées au fait qu’il n’est pas né dans la bonne famille. Yoland Bresson, l’un des cofondateurs de l’Association, le promouvait en disant que cela permettrait de gommer légèrement les inégalités entre les jeunes lorsqu’ils atteignent 18 ans. Aujourd’hui, les allocations familiales sont données uniquement à partir de 2 enfants, la part enfant du revenu d’existence serait versée à partir du premier enfant. Ces 270€ pourraient ainsi permettre de préparer un peu l'avenir des jeunes. 

Au sein de l’AIRE, l'objectif principal de revenu universel est de réduire la pauvreté extrême. Lors d’une discussion que nous avons eue avec l’économiste David Cayla,  celui-ci remettait en question cette idée de la pauvreté comme simple manque d'argent, et avançait qu’on ne peut sortir de la pauvreté simplement avec une certaine somme d'argent supplémentaire. Qu’en pensez-vous ?

On ne sortira pas de la pauvreté avec une certaine somme d'argent, on sortira de la grande misère, c'est-à-dire le fait de pouvoir manger tous les jours à sa faim. Aujourd'hui, il y a dans la société française un certain nombre de personnes qui se privent de manger, notamment un certain nombre d'étudiants, du fait des conséquences de la crise sanitaire que l’on connaît actuellement. Même antérieurement à cette crise, il y avait un certain nombre de grande misère dans la société. L’économiste Julien Damon étudie les sans-abris, et la situation qu'il décrit est assez dramatique. 

Ainsi, même si on ne sortira pas de la pauvreté avec le revenu d’existence, on sortira de la grande misère. Il faudra aussi continuer d'accompagner les personnes pauvres. La pauvreté ne passe pas uniquement par des considérations financières, il faut aussi accompagner en termes d'éducation et d'ouverture à des opportunités grâce notamment au travail d’associations qui le font déjà aujourd’hui. Il faudrait d’ailleurs augmenter les moyens relatifs à ce sujet ce que la suppression d’un certain nombre de dispositifs de contrôle pourrait permettre.

L’économiste Henri Sterdinyak remet en question un montant pour le revenu universel à 500€, affirmant qu’elle n’est pas suffisante, et que le RSA est presque plus élevé aujourd’hui. En quoi ces 500 euros sont suffisants selon vous ?

terdyniak se trompe parce que cela va améliorer la situation des familles monoparentales et des jeunes de 18-25 ans. En outre il ajoute les APL au RSA pour arriver à 750 € fin 2016 alors que l’AIRE laisse les APL à part. Il peut néanmoins y avoir ponctuellement des perdants. On peut toutefois imaginer, pendant un certain nombre de mois ou d'années, la mise en place de prestations compensatoires complémentaires pour y remédier.


Yoland Bresson était souvent vu comme un homme égoïste, libéral et de droite dans la mesure où il défendait uniquement un revenu d’existence de 500€. Il disait de manière assez régulière qu’il aimerait bien pouvoir donner 800 à 1000€ à tout le monde, mais qu’il craignait que l'économie se venge et que le niveau des prélèvements pour financer les 800€ devienne insupportable. Se développerait alors le travail dissimulé, ce qui déclencherait un cercle vicieux. Il considérait qu'il valait mieux partir d’une somme relativement modeste et prudente au départ, quitte à la faire évoluer à partir du moment où on y voyait plus clair sur les comportements des individus, car cela reste une très grande énigme. A titre personnel, je suis assez réservé sur les expérimentations qui ont pu avoir lieu à l'étranger, parce qu'elles n'étaient pas couplées à une réforme fiscale et elles ciblaient souvent des populations bien précises, comme par exemple les chômeurs en Finlande. Ainsi, en tirer des considérations générales sur le comportement des individus reste extrêmement périlleux et aléatoire.

On dit souvent que l'oisiveté est mauvaise pour la société et que le travail est indispensable pour que l’être humain se réalise. Faire des études, lire des livres, apprendre à cuisiner ou s’adonner à des activités artistiques, n’est-ce pas aussi une manière oisive de se réaliser,  dans le contexte d’une automatisation de la société ?

C'est entretenir son capital humain. Le fait de lire un livre, de faire un exposé comme je le fais aujourd'hui devant vous, certains vont dire que je suis oisif en ce moment, d'autres non. Donc l'être humain a besoin de travailler pour s’épanouir, sans avoir forcément besoin d'un emploi salarié dépourvu de sens, comme Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes, mais il a besoin de pouvoir s'épanouir grâce à son travail. Personnellement, je ne crois pas à la thèse de la fin de l'emploi. Il y aura toujours de l'emploi salarié présent au sein des sociétés, peut être sous forme plus aléatoire et plus hachée. On va clairement vers la fin du CDI à temps plein, mais il y aura toujours de l'emploi.

Y’aura-t-il toujours du travail pour tout le monde ? J'ai en effet lu que vous disiez qu'il faut éviter d'atteindre un seuil où l'incitation à travailler ne sera plus suffisante. Si, par exemple, seulement la moitié de la population travaille, est-ce qu'il faudra augmenter le revenu universel afin qu’il soit suffisant même sans autre revenu ?

Ce que l’on voit, c'est que depuis des années et des années, en France comme ailleurs, l’emploi est ultra subventionné par des allégements de charges sociales, essentiellement patronales. Donc, les taux d'emploi ont plutôt tendance à progresser, contrairement à l'idée dominante. De mon point de vue, il n'y a pas de fin de l'emploi. La société de la fin du travail, c'est un mythe. Par contre, ce qui est vrai, c'est que les emplois qui se développent sont plutôt des emplois peu ou pas qualifiés, des emplois de services à la personne, dans la santé, dans la logistique… Globalement, les emplois peu qualifiés en France se développent, de même que les emplois très qualifiés. Mais tous les emplois de la classe moyenne sont en régression en raison des délocalisations dans certains pays ou avec l'effet des changements technologiques… 

Nous avons eu l’occasion d’interroger l'économiste François Legendre, qui s'est exprimé au sein de l'A.I.R.E et qui a développé un modèle pour tenter de prévoir les comportements sur le marché du travail des bénéficiaires du revenu universel. Sur le sujet d’un risque de baisse des salaires, il imagine plutôt une pression à la hausse, mais rappelle qu’il est très difficile de connaître réellement les effets seulement avec des modélisations. Qu'en pensez-vous ?

Toute la question est de savoir si le SMIC est maintenu ou non. Personnellement, je pense qu'il faut que le SMIC demeure, tout au moins au début. Je pense que si on veut vraiment que les individus puissent refuser les emplois les plus dégradants ou prendre davantage de temps pour eux, pour se former, pour se consacrer à leur famille ou à des activités bénévoles, on peut s'attendre à une hausse des salaires à durée du travail supposée identique, en particulier si on maintient les aides à l'emploi dont bénéficient les employeurs.

Vous évoquiez le fait que les bénéficiaires du revenu universel pourront plus facilement refuser un travail. Il y a cependant des emplois pénibles qui sont nécessaires, qui va les effectuer ?

Il faut faire en sorte que ces emplois pénibles nécessaires puissent toujours être pourvus, en essayant de donner des perspectives aux gens, en les tirant vers le haut, en les accompagnant. En tout cas pour ceux qui en ont à la fois le goût, les capacités et la volonté. S’ils sont mieux rémunérés, il y aura davantage de candidats pour les exercer. 

Dans le domaine des services à la personne, il y avait encore tout dernièrement des personnes qui étaient encore rémunérées en dessous du SMIC ! Le gouvernement, sous la pression notamment des organisations syndicales, n’a pas pu faire autrement que de déployer un plan de revalorisation. Mais c'est de l'argent public, parce que c'est de l'emploi essentiellement subventionné : les associations qui emploient ces personnes ont très peu de moyens, elles ne peuvent pas véritablement faire payer les bénéficiaires des prestations. 

C’est aussi le sens de l'histoire : regardez ce qu’il se passe aux États Unis avec Biden qui a déployé un plan de hausse des salaires minima. Il y a quelques années s'était mis également en place en Grande-Bretagne un salaire minimal, alors qu'il n’existait pas pendant des années et des années. Pour la cohésion de la société, la hausse des salaires est nécessaire également. 

Quels sont les dispositifs que vous mettez en place pour formuler votre proposition ? Plutôt des expérimentations ou des modèles économiques ?

Nous avons des experts parmi l'association, notamment Léon Régent, ingénieur de formation, qui travaille le sujet depuis des années, et Marc de Basquiat. Nous avons également des modèles, dont certains sont des progiciels de simulation. Il y a un certain nombre d'outils. Actuellement, Léon Régent a développé une proposition qui vise à dire que pour aller par étapes vers un revenu universel de 500€, il faudrait commencer par les enfants en mettant en place une réforme du système des allocations familiales. Cette proposition est développée dans son livre La Face Cachée des Prestations Familiales, aux Éditions De l’Onde.

Certains modèles prévoient une désincitation au travail liée à l’augmentation du taux d'imposition pour les classes les plus basses. Par exemple, quelqu'un qui gagne 500€ sans travailler, s’il décide de travailler 1h00, va devoir payer 30 % d'impôt sur cette heure travaillée, ce qui va faire baisser le revenu marginal du travail. Contrairement à aujourd'hui où les classes les plus basses ne payent pas d'impôt sur ce revenu-là. Qu’en pensez-vous ?

Oui, mais comme il y a le revenu d'existence à côté qui est présent, et qui sera toujours présent, sauf à ce qu'il puisse baisser dans des circonstances exceptionnelles, cette personne continuera d'être incitée à travailler. Effectivement aujourd'hui les personnes au SMIC ne payent pas d'impôts sur le revenu, mais il faut qu'elles aillent aussi chercher leur RSA, leur prime d'activité, qu'elles se battent avec certains membres de l'administration, qu’elles remboursent des trop-perçus… Et n’oubliez pas qu’aujourd’hui la reprise du travail, avec des aides sous conditions, a lieu avec des taux marginaux d’imposition souvent bien supérieurs à 30 %. À ce jour les bénéficiaires du RSA, de l'AAH et de l'ASPA subissent un prélèvement marginal de 100% au premier euro ! S'ils perçoivent la prime d'activité, cela descend à 39%. Mais s'ils perçoivent en plus les APL, le taux de diminution est très fort dans certaines zones. Il y a des cas où le taux marginal atteint 80% avec la diminution brutale de la Prime d'activité et de l'APL.

Sur cette question de la désincitation au travail, vous avez évoqué la dépendance du montant du revenu d'existence au PIB, c'est-à-dire que quand on produit moins de richesse, le revenu baisse, pénalisant en premier ceux qui ont refusé de travailler, parce qu'ils n’ont pas d’autre revenu à côté. Sachant que toutes les personnes ne contribuent pas de manière égale au PIB, cette incitation ne sera-t-elle pas moins efficace si seulement les personnes produisant le moins de richesses cessent de travailler ?

C'est un contre-argument qu'on peut entendre effectivement, mais au moins d’un point de vue psychologique, tout le monde n’en aura pas conscience à court terme. En tout état de cause on ne travaille pas seulement pour l'argent, on travaille aussi pour soi et pour avoir des relations sociales, avoir une meilleure estime de soi. Et cette motivation au travail là, elle demeurera présente.

Comment vous positionnez-vous par rapport à d'autres associations promotrices du revenu universel comme le MFRB (Mouvement Français pour un Revenu de Base) ?

Le MFRB est avant tout une association à vocation militante, ce qui est tout à fait respectable. Il y a des personnes au sein du MFRB qui sont très compétentes, très fortes en termes d’explication de ce qu'elles veulent. Mais à titre personnel, pour les raisons que j'ai déjà indiquées, je ne crois pas du tout au niveau du revenu d'existence qu’ils défendent, c'est-à-dire de 800 à 1000€. Je pense que c'est louable, ça les honore de pouvoir défendre cela, mais quelque part ils nuisent à la cause qu'ils défendent. Le mieux est l'ennemi du bien, comme on dit parfois.
Le MFRB est très marqué politiquement, ce n’est pas du tout le cas de l'AIRE. Nous ne sommes pas des militants, mais plutôt une association d'experts indépendants, trans-partisane. Au sein de l’AIRE, chacun est différent, chacun a une histoire, un passé, une expérience différente et des convictions notamment personnelles ou politiques qui peuvent être parfois totalement dissemblables. C'est ce qui fait aussi la richesse de l'association. Il y a un certain nombre de personnes au sein de l'AIRE qui sont par ailleurs membres du MFRB, mais elles sont peu nombreuses.

Vous parliez du fait que même au sein de l'AIRE, il y a des bords politiques très différents et vous réussissez quand même à avoir un objectif prioritaire, qui est de réduire l'extrême pauvreté. Est-ce que vous pensez que le fait que le revenu universel soit soutenu par des bords très différents, avec des objectifs différents, c'est quelque chose qui va empêcher la mise en place du revenu universel ?

Oui c'est un frein majeur, et il y a quelques années déjà des hommes politiques comme Dominique de Villepin par exemple avaient repris l'idée mais sous une autre forme. C'est la situation  que nous vivons actuellement avec le revenu universel d'activité, qui lui-même serait soumis à conditionnalités. C’est de nature à semer la confusion dans les esprits de l’électeur qui n'y comprend plus rien. C'est une tactique visant à reprendre l'idée pour la dénaturer et tenter d’en tirer un bénéfice politique.

Au sein de l’AIRE, nous avons des contacts auprès de nombreux politiques, pour défendre notre version.

Quand on voit que Marc de Basquiat et Gaspard Koenig ont pu ensemble faire une proposition de revenu universel alors qu’ils ont des opinions différentes, on se dit que même avec des orientations politiques très différentes, un revenu universel commun serait possible ?

Regardez la proposition que défend Pierre-Alain Muet, reprise par Dominique Méda : ils ne parlent absolument pas de l'AIRE, qui est vue comme une association infréquentable. Et pourtant, ce qu’ils mettent en avant, c'est exactement ce que défend Marc de Basquiat depuis des années.

Si un revenu universel tel que celui défendu par le MFRB finissait par être instauré, quelle serait votre position ? Est-ce que ce serait quand-même un avancement, ou pas du tout ?

Ça risquerait de tuer l'idée à très court terme. C'est ça qui nous fait peur. Donc dans ce cas-là il faudrait qu'on en parle au sein de l'association, pour voir quelle prise de position publique on adopterait. Mais je pense qu'on manifesterait très vite un certain nombre de réserves, en expliquant pourquoi. 

Au niveau politique, j'imagine qu’on privilégiera une mesure un peu moins extrême. Vous avez l'avantage de proposer un montant qui ne fait pas trop peur, parce qu’évidemment il y a la question de combien ça coûte, qui doit être très importante en politique. Est-ce que vous considérez que vous avez quand-même un pied d'avance à ce niveau-là ?

Je pense qu'on est crédible, puisque nos propositions peuvent être auditées régulièrement. Si on instaure un prélèvement uniforme de 30 % sans les 41 % qui vont avec, on considère que ça coûterait autour de 20 à 25 milliards. Et pour équilibrer le tout, il faudrait passer le 30 % sans prélèvement à 41 %, à 32 %, pour compenser ces 20 à 25 milliards manquants. Tout cela tient la route, mais la véritable inconnue, c'est le comportement des individus. Comment il va évoluer ? Est-ce qu'il y aura ou non désincitation au travail ? Je pense honnêtement que non.

Tout dernièrement une polémique a émergé entre Louis Schweitzer qui proposait un revenu garanti minimal proche de 500 € sans conditions de ressources pour les jeunes de 18 à 25 ans et Élisabeth Borne, ministre du Travail, qui a rejeté cette proposition, en mettant en avant plutôt les mesures gouvernementales, la garantie jeunes etc, et en disant que 500€ ça allait désinciter au travail. Louis Schweitzer lui a répondu que 500€ ça permettait de manger, de pouvoir chercher du travail, et absolument pas de désinciter au travail.

Philippe Van Parijs parle d’un trilemme du revenu universel, entre trois caractéristiques pour lesquelles il est impossible d’en combiner plus de deux. Ces caractéristiques sont : une simplification radicale, une mesure qui aboli la pauvreté matérielle, ou un dispositif durablement finançable. Quelle est pour vous la priorité entre ces trois caractéristiques ?

C’est compliqué comme choix. Je mets la lutte contre la grande misère en premier, et je sacrifie la simplicité. S'il faut garder la complexité, on la garde. Ça fait partie des compromis politiques qu'on peut essayer de nouer. De toute façon, ça ne se fera pas comme ça en un jour. Je ne crois pas à un Big Bang avec un revenu universel décidé par les pouvoirs publics du jour au lendemain, par un gouvernement quel qu'il soit, sauf crise majeure du genre Gilets Jaunes puissance 2 ou 3. Parce qu'en fait cette idée est très à la mode, mais vous voyez bien qu'elle est défendue sous des formes extrêmement différentes, par des courants politiques très divers. 

Merci beaucoup Christian Bouvard !

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