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Un revenu universel, pour qui ?
Quelle(s) forme(s) d'universalité ?

Quelles propositions d'universalité ?

Relativement à la pluralité des acteurs qu’il met en jeu et ainsi la diversité des propositions qu’il suscite, il a été vu que le dispositif de revenu universel divise sur les objectifs qu’il permettrait. Cependant, la controverse ne se limite pas seulement à ce débat puisque l’expression-même de "revenu universel" ne connaît pas une universalité qui fasse consensus. Lorsque Bernard Friot propose un salaire à vie, Philippe Van Parijs quant à lui évoque plutôt un revenu de base inconditionnel. En effet, si les objectifs visés par l’instauration d’un revenu universel diffèrent en fonction de l’acteur qui le théorise, ses modalités aussi. Par exemple, Bernard Friot s’oppose radicalement à l’appellation généralisée dite du revenu universel puisque, d’une part, il considère le revenu comme véhicule d’une forme de passivité, et d’autre part que l’universalité qu’il invoque ne coïncide aucunement avec son projet dans la mesure où il consiste à verser un salaire à chaque individu de plus de 18 ans. Philippe Van Parijs est moins radical. Dans son travail de théorisation, ce dernier perçoit l’universalité invoquée par l’expression de "revenu universel" davantage comme un épithète flou, et ce justement parce qu’elle est perçue différemment d’un acteur à l’autre. Ainsi, pour faire face à ce problème sémantique, Philippe Van Parijs préfère parler d’inconditionnalité plutôt que d’universalité.

En d’autres termes, à mesure qu’il est théorisé de multiples manières par de multiples acteurs, le revenu universel perd peu à peu de son sens. De fait, son caractère universel fait débat. Quel est-il ? Quel cadre dessine-t-il ? Ou encore est-il tout simplement existant ? La notion "d’universalité" est ainsi problématisée par les acteurs des revenus universels de façon différente. Le revenu universel peut concerner universellement une catégorie donnée d’une population, universellement les individus présents sur un territoire donné, universellement selon la nationalité des bénéficiaires. Et par ailleurs, ces conceptions de ce que peut être l’universalité entraîne pour corollaire des débats sur les raisons pour lesquelles des acteurs seraient exclus du dispositif ; et cela en relation avec les objectifs que cherchent à remplir les diverses conceptions de revenu universel.
 
 
Ces différentes façons de percevoir et construire l’universalité se traduisent de manière beaucoup plus concrète dans les différentes propositions de revenu universel. Selon les projets de revenu universel, les conditions de versement ne seraient en effet pas les mêmes : l’amplitude du revenu universel diverge ainsi selon les visions. Les principaux points de cristallisation sur la nature des bénéficiaires concernent principalement l’âge, mais aussi la citoyenneté française qui, dans certaines propositions, est nécessaire au versement du revenu, quand d’autres projets s’adressent à tous les membres de la communauté. Autant de projets que de manières de construire la catégorie "d'universel", donc. 

1. Pour tous les résidents dès la naissance

"Le revenu universel est un revenu versé à chaque individu, de sa naissance à sa mort. Il n’est ainsi pas limité à la seule population active, ni aux individus majeurs."

Dans la proposition du Mouvement Français pour un Revenu de Base, les bénéficiaires de ce revenu doivent être tous les membres de la communauté politique, quels que soient leurs revenus ou leurs situations professionnelles, et quel que soit leur âge. Dans ce projet, le revenu de base serait donc versé de la naissance à la mort, avec cette idée que toutes les personnes formant la communauté politique sont considérées comme bénéficiaires (Fleury et Mouvement Français pour un Revenu de Base, 2017). Pour le Mouvement Français pour un Revenu de Base, la définition de l’universalité doit s’appuyer sur l’article 25 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme de 1948, comme ils le citent dans leur ouvrage, co-écrit avec Cynthia Fleury, Pour un revenu de base universel : Vers une société du choix. Cet article 25 affirme que "Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille". Ainsi, l’universalité du revenu de base se traduit par le fait que, selon le MFRB, ce revenu doit être versé à tous les individus présents dans le pays, quelle que soit leur nationalité ou leur lieu de résidence. Selon le Mouvement Français pour un revenu de base, cette universalité est par ailleurs garante de l’efficacité du revenu de base : 

"Dire que l’universalité du revenu de base est un gaspillage qui lutte mal contre la pauvreté revient à ignorer l’inefficacité du système actuel, qui rassemble un panel d’allocations ciblées mais qui lutte finalement de manière inadaptée contre la pauvreté et la précarité, tout en stigmatisant les personnes qui en bénéficient. Pour être efficace, le revenu de base doit donc être versé à tous, de façon universelle." 

I.
I. 1.

2. Pour tous les résidents majeurs

"Lier le salaire des retraités à leur personne, à la qualification personnelle [...], c’est préparer le terrain à des batailles pour le droit au salaire de toute personne de 18 ans à sa mort, quel que soit son passé scolaire ou son handicap. C’est un droit qui exprime sa responsabilité dans la production : chacun, à 18 ans, doit devenir titulaire du premier niveau de qualification et du salaire, de 1700 euros nets, qui lui est lié."

L’économiste et sociologue Bernard Friot propose un salaire à vie ou salaire à la qualification, qui prend pour bénéficiaires l’ensemble des citoyens dès 18 ans. Dans cette proposition, les bénéficiaires doivent être majeurs dans la mesure où Bernard Friot considère que c’est à partir de 18 ans qu’un individu peut exprimer sa responsabilité dans la production : 

Par ailleurs, autre aspect notable de la proposition de Bernard Friot, ce salaire à vie serait un droit du sol, c’est-à-dire que les bénéficiaires ne se limiteraient pas aux seul.es citoyens français : tous les résidents sur le territoire français pourraient en bénéficier quelle que soit leur nationalité. Bernard Friot construit ainsi sa catégorie d’universel en considérant que toute personne résidant et travaillant sur un territoire donné contribue au bien commun sur ce territoire, et donc jouit d’un statut politique qui lui confère le droit au salaire à vie.

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"Les conditions, c’est un enrichissement de la citoyenneté. C’est-à-dire qu’à 18 ans, tout le monde, quel que soit son passé scolaire, son éventuel handicap, accède au statut politique du producteur, avec le salaire à vie et le droit de propriété d’usage des outils de travail. Quelle que soit aussi la nationalité. Comme le droit du travail ou les droits à la santé et à l’éducation aujourd’hui, c’est un droit accessible à tous ceux qui résident sur le territoire. Aucun droit d’ailleurs ne devrait être lié à la nationalité. Les droits doivent être liés au territoire de résidence, là où on contribue au bien commun. Donc toute personne de plus de 18 ans accède automatiquement à ce statut politique."

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"Sous condition de résidence, les étrangers ont droit au revenu universel d’existence. On ne va pas faire de distinction entre nationaux et réguliers dès lors qu’ils sont en séjour régulier."

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Cette idée de droit du sol se retrouve également dans la proposition défendue par Benoît Hamon, candidat du Parti Socialiste lors de la campagne présidentielle en 2017. Son projet de revenu universel prenait pour bénéficiaires toutes les personnes majeures, avec le versement d’un montant de l’ordre de 750€. Dans cette vision, là encore, les bénéficiaires ne se limitent pas aux citoyens français, puisque tous les résidents français y auraient droit d’après son promoteur, en vertu de ce droit du sol mentionné plus haut. Mais une nuance est à apporter puisque dans la proposition de Hamon, l’amplitude des bénéficiaires devait être beaucoup plus limitée dans la première partie de la mise en place de sa proposition. Dans un premier temps, Benoît Hamon affirmait en effet vouloir augmenter de 10% le RSA (à 600 euros) et le verser "automatiquement à tous les ayants droit ainsi qu’à tous les jeunes de 18 à 25 ans quelles que soient leurs ressources". Avant, dans un second temps, de l’étendre à l’ensemble de la population majeure, et de relever son montant à 750€.

I. 2.

3. Pour tous les résidents majeurs, avec une condition de revenu 

"Art. L. 262-2. – Toute personne résidant en France de manière stable et effective, dont le foyer dispose de ressources inférieures à un montant forfaitaire, a droit au revenu de base dans les conditions définies au présent chapitre."
 

Dans la proposition de loi des députés PS Boris Vallaud, Valérie Rabault et Hervé Saulignac dite "Proposition de loi relative à la création d’une aide individuelle à l’émancipation solidaire (AILES)", les bénéficiaires du revenu de base seraient les personnes majeures résidant en France de manière stable et effective (depuis 5 ans pour les étrangers régularisés), et dont le foyer dispose de ressources inférieures à un montant forfaitaire. Dans cette proposition, la vision de l’universalité est donc très différente puisqu’elle prend en compte les niveaux de revenu de chacun. Il s’agit d’une vision de l’universalité qui se construit différemment des autres propositions, en prenant en compte des notions d’équité et de justice sociale plutôt que d’égalité parfaite en droits.

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"Art. L. 262-4. – Le bénéfice du revenu de base est subordonné au respect, par le bénéficiaire, des conditions suivantes :            

1° Être âgé de plus de dix-huit ans ou assumer la charge d’un ou plusieurs enfants nés ou à naître ; 

2° Être français ou titulaire, depuis au moins cinq ans, d’un titre de séjour autorisant à travailler. Cette condition n’est pas applicable : a) Aux réfugiés, aux bénéficiaires de la protection subsidiaire, aux apatrides et aux étrangers titulaires de la carte de résident ou d’un titre de séjour prévu par les traités et accords internationaux et conférant des droits équivalents" 

Proposition de loi relative à la création d’une aide individuelle à l’émancipation solidaire, présentée par Mesdames et Messieurs Boris Vallaud, Hervé Saulignac, Valérie Rabault, le 5 janvier 2021

Proposition de loi relative à la création d’une aide individuelle à l’émancipation solidaire, présentée par Mesdames et Messieurs Boris Vallaud, Hervé Saulignac, Valérie Rabault, le 5 janvier 2021

I. 3.

4. Pour tous, de la naissance à la mort,
avec un montant progressif selon l'âge

"Proposition : Instaurer un revenu universel d’existence, le LIBER d’un montant de 480 euros par mois, par adulte, d’un montant de 270 euros pour les 14-18 ans et de 200 euros pour les moins de 14 ans. Ce mécanisme plus simple et plus efficace remplacerait ainsi nombreuses de nos prestations sociales comme le RSA ou encore les allocations familiales."

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La proposition de revenu de liberté pour tous Liber est défendue notamment par Marc de Basquiat, co-fondateur du Mouvement Français pour un Revenu de Base et président de l’association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence ; ainsi que par Gaspard Koenig, fondateur du Think Tank Génération libre dont le but est de promouvoir les libertés. Ce Liber prendrait la forme d’un crédit d’impôt, les bénéficiaires seraient tous les citoyens, mais une différenciation est faite selon l’âge : ce revenu universel d’existence serait en effet de 480€ par mois pour les adultes, ce montant est abaissé à 270€ pour les 14-18 ans, et à 200€ pour les moins de 18 ans. Sur la question de la citoyenneté, les bénéficiaires seraient tous les résidents légaux sur le territoire français. Toutefois, la proposition du Liber envisage de limiter ces bénéficiaires en demandant, comme pour le RSA, de justifier par exemple d’une présence régulière de cinq ans sur le territoire français. 

Liber un revenu de liberté pour tous. Volume II : Une proposition réaliste, rapport publié par Marc de Basquiat, janvier 2017

I. 4.

5. La question des expatriés et des personnes non régularisées,
une zone d'ombre

Selon David Cayla, membre des Économistes atterrés et opposant au revenu universel, les différentes propositions existantes laissent de fortes zones d’ombre sur certaines catégories de potentiels bénéficiaires. Par exemple, il pointe une interrogation quant au fait de savoir si les expatrié.es français.es à l’étranger seraient considéré.es comme des bénéficiaires. La question de savoir si les migrants non régularisés sont perçus comme des bénéficiaires est à son sens laissée en suspens elle aussi ; puisque par définition, ces personnes ne sont pas répertoriées dans les bases de données des organismes de redistribution. Enfin, cette universalité est à son sens impossible à mettre en œuvre, puisque le versement d’un revenu universel nécessite d’être déclaré auprès des organismes de distribution, mais aussi d’avoir un compte bancaire, etc. Selon lui, tous ces éléments remettent en question la prétention d’universalité des propositions.

"Le revenu universel ne sera jamais universel. Il y aura toujours un peu de non-recours [...]. Déjà, il faut un compte bancaire pour verser le revenu universel, il faut une administration pour gérer le revenu universel. Il faut que les bénéficiaires aient une identité. [...] Le deuxième point : qu'est-ce qu'on fait des étrangers en situation irrégulière? Qu'est-ce qu'on fait des étrangers en situation régulière? Qu'est-ce qu'on fait des français qui sont expatriés ou qui vivent à l'étranger? Quelle est la limite? Et là pour moi, elles sont très floues. En fait universel, ça ne veut pas dire grand-chose. Enfin, ça veut dire tout le monde ; mais on ne peut pas donner le revenu universel à tous les habitants de la terre, donc ça veut dire qu'il va falloir trouver des critères de démarcation. Et là, on va se retrouver avec le même problème, c'est à dire que pour avoir le RSA il n’y a pas besoin de la nationalité française, il faut être résident sur le sol français, alors vous pouvez tout à fait trouver des gens qui sont sur le territoire français, sans y être officiellement résident. Après, il y a des gens qui ne résident dans aucun pays, qui passent d'un pays à l'autre comme ça et qui passent moins de 6 mois dans chaque pays. Et en fait, ils n’ont pas de lieu de résidence. Alors, qu'est-ce qu'on fait? Il faudra bien faire quelque chose par rapport à tous ces cas limites. Et je ne vois pas comment on peut avoir un revenu universel pour des gens qui sont en situation irrégulière. Par définition, il y a un peu une contradiction dans les termes : on va continuer à voir des gens qui mendient dans la rue et on n'aura pas résolu complètement le problème de la grande pauvreté."


 

C’est une question que le philosophe Philippe Van Parijs se pose également. Fondateur de l’organisation d’abord européenne, puis mondiale Basic Income Earth Network (BIEN), il défend fermement l’inconditionnalité du revenu d’existence, mais se questionne également quant aux limites que doit prendre le caractère universel d’une telle proposition. 

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"Je peux mentionner trois points [...] sur lesquels je pense qu’une réflexion est encore nécessaire : Le premier, c’est la difficulté de faire fonctionner un système de revenu universel lorsqu’il y a une forte mobilité transnationale. Surtout maintenant, avec la généralisation du télétravail. Qu’est-ce qui se passe pour quelqu’un qui travaillerait 150 jours par an à distance pour un employeur français, mais dans les Baléares ? Est-ce qu’il percevrait son allocation universelle lorsqu’il est là ? Où est-ce qu’il paye ses contributions sociales ? Quid des étudiants qui vont passer un semestre d’erasmus ailleurs ? Vont-ils continuer à percevoir cette allocation universelle et sous quelles conditions ? Est-ce qu’on peut vraiment faire fonctionner un tel système sans avoir un contrôle, sur la localisation des personnes par exemple ?

Il faudrait avoir un traçage permanent des personnes pour vérifier quel est le temps qu’elles passent dans le pays. Et si quelqu’un vient s’installer à 65 ans en France, aurait-elle le droit immédiatement à cette allocation ?"

Lire l'entretien avec Philippe Van Parijs

I. 5.

II. Bénéficiaires implicites, ceux et celles à qui le revenu
universel profiterait le plus

Si dans la conception du revenu universel il existe différents bénéficiaires directs selon les visions et partis pris des acteurs, le revenu universel en tant que concept et dans une approche plus large profiterait davantage à certains pans spécifiques de la population.

1. Plus de libertés pour les femmes

Dans la vision de Van Parijs, quels que soient le montant ou le mode de financement, le revenu universel redistribuerait le revenu des hommes vers les femmes et ce, comme conséquence arithmétique liée au fait que les femmes participent moins au marché du travail, perçoivent une rémunération horaire plus faible et possèdent moins de capital. Ainsi, le revenu universel permettrait d’offrir aux femmes plus de libertés en redistribuant des possibilités de choix et de négociation mais aussi en facilitant l’apprentissage tout au long de la vie. 

 

Anne Eydoux (2018), maîtresse de conférences au Cnam, chercheuse au Centre d’études de l’emploi et du travail et au Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique, considère que le principal intérêt du revenu universel réside dans la question de l’individualisation des droits sociaux puisque rompant avec le concept de familiarisation des aides actuelles ; concept qu’elle considère comme arriéré. Pourtant en s’appuyant sur des études et statistiques produites par l’Insee ou l’OFCE, elle démontre que la plupart des propositions de revenu universel auraient mené à un "salaire maternel", comme incitant les femmes à envisager le temps partiel et ce, sachant que les femmes sont encore statistiquement celles qui effectuent "la majorité des tâches ménagères et parentales".

 

Pour d’autres, la question du revenu universel s’inscrit dans un débat plus philosophique comme pour la philosophe, Laugier et la psychologue Molinier. En effet, elles adoptent une méthode bien différente de celle de Van Parijs car puisée dans les sciences sociales. Le cœur de leur argumentaire se situe au niveau de la notion de care Ce terme, autrement défini comme la sollicitude, décrit le travail et la pratique d’acte de soin d’autrui, particulièrement attribués socialement aux femmes. C’est un concept central de la sociologie du genre où il est utilisé pour objectiver un certain nombre de faits sociaux : travail domestique, rémunérations des métiers de soin, etc.

 

Les deux chercheuses, Laugier et Molinier (2018), considèrent que le revenu universel viendrait justement bouleverser les discussions sur le care puisqu’il pourrait amener une reconnaissance indirecte au travail domestique et réduire la précarité des femmes enfermées dans des métiers de soin sous-rémunérées. Cependant et comme d’autres chercheuses (Eydoux, 2018 ; Katada, 2018 ; Silvera, 2018), elles questionnent le caractère émancipateur du revenu universel pour les femmes. Laugier et Molinier (2018) estiment qu’en se constituant salaire maternel pour les femmes, le revenu universel les écarterait encore plus d’un emploi salarié de qualité. En ce sens, Silvera (2018) confronte également la position de Van Parijs (2013) sur les bienfaits du revenu universel pour les femmes. Dans les deux cas, Silvera conclut qu’il s’agit plutôt d’une incitation à développer le temps partiel pour les femmes. Ainsi, le revenu universel renforcerait plus qu’il ne limiterait les clivages entre les hommes et les femmes, les salariés qualifiés à temps plein et les non qualifiés à temps partiel. Contrairement à l’approche narrative, argumentative et sociologique de Laugier et Molinier (2018), Silvera s’appuie sur les statistiques d’autres pays qui ont expérimenté ou simulé un revenu universel pour établir la conclusion suivante : le revenu universel conduirait bien plus les femmes mariées que les hommes mariés à réduire leur temps de travail. 

 

Katada (2018) propose d’aller plus loin que le revenu universel et de "considérer un éventail de dispositifs pour éliminer la division sexuelle du travail". Elle déplace alors le débat non plus sur la division des féministes en deux camps, celles pour et celles contre, mais sur les modalités du revenu universel : "l’argument est qu’il risque fort de perpétuer ou de renforcer le statu quo si son montant est peu élevé, mais qu’il pourrait servir de catalyseur s’il dépassait un certain seuil."

Allégre, Guillaume, Van Parijs, Philippe. 

Pour ou contre le revenu universel ?. Paris : Vie des Idées / Puf, 2018. 

II.
II. 1.

2. Les travailleurs "domestiques" reconnus

Selon ses défenseurs, le revenu universel permettrait d’octroyer plus de temps au bénévolat, à la vie associative, à la culture et à la famille. En effet, son établissement permettrait de reconnaître le travail domestique en rendant hommes et femmes plus libres. Selon Baptiste Mylondo (2010), le revenu inconditionnel, versé à titre individuel, "pourrait avoir un impact décisif sur l'émancipation des femmes notamment, en favorisant leur indépendance financière". Selon lui, chaque citoyen, n’ayant plus à se soucier du travail pour vivre, pourrait se consacrer aux activités de son choix et donner libre cours à ses envies.

 

Pourtant ce que critique Silvera (2018) c’est qu’il n’est jamais mention de "la division sexuelle des tâches domestiques et familiales au sein des ménages". Elle fait appel à l'exemple français des années 2000 de l’allocation parentale d’éducation : cette dernière avait été prise à 98% par des mères souvent moins qualifiées. Elle s’attend à des effets similaires avec la mise en place du revenu universel. 

 

Elle s’oppose ensuite à l’idée que la valorisation du care dans le travail se fait par le revenu universel, elle la voit davantage par une reconnaissance de ces qualifications et une revalorisation des salaires. C’est pourquoi elle propose un autre modèle social égalitaire comme une alternative au revenu universel, où par exemple le travail collectif serait réduit et qui serait en faveur d’une nouvelle répartition des richesses sur une échelle plus large, prenant en compte notre système économique dans sa globalité. 

Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste, Éd. Utopia, 2010

II. 2.

3. Les "non-recourants" dans le viseur du revenu universel

Selon de nombreux acteurs, le revenu universel permettrait de repenser les dispositifs sociaux pour les rendre plus efficaces. Il constituerait un outil de lutte contre le non-recours. Selon l'Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), "la question du non-recours renvoie à toute personne qui ne reçoit pas – quelle qu'en soit la raison – une prestation ou un service auquel elle pourrait prétendre". Les enjeux politiques derrière cette "juste prestation" que serait le revenu universel sont forts, il s’agirait d’une prestation qui ne soit ni "versée" à tort (indus dont fraude), ni "non versée" à tort (ce qui inclut les situations de non-recours). Cette vision est notamment défendue dans le projet de revenu universel d’activité (RUA). 

 

Le projet de Revenu Universel d’Activité (RUA) a été annoncé par le président de la République en septembre 2018, Emmanuel Macron, lors de sa présentation de la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté. Le RUA, dans sa version présentée par le gouvernement d’Emmanuel Macron, vise à rassembler plusieurs allocations en une prestation unique. La solution privilégiée serait que le RUA regroupe plusieurs prestations : le revenu de solidarité active (RSA), la prime d’activité et des aides personnalisées au logement (APL). D’autres aides, comme l’allocation aux adultes handicapés (AAH), le minimum vieillesse ou encore l’allocation de solidarité spécifique (ASS), pourraient être intégrées. Le RUA permettrait non seulement de réduire les inégalités de revenus et d'instaurer le droit à salaire déconnecté d’un emploi salarié. Mais surtout de proposer un guichet unique et une déclaration unique qui en simplifiant les démarches pourrait lutter contre le non-recours par non-réception (les bénéficiaires font une demande d’aide mais ne l’obtiennent pas) et le non-recours par non-orientation (personne pas suffisamment accompagnée pour réaliser la démarche). 

 

Le RUA est aujourd’hui principalement défendu par le député socialiste des Landes Boris Vallaud, qui porte une proposition de loi pour une Aide individuelle à l'émancipation solidaire (AILES) visant à allouer un revenu de base et une dotation de 5 000€ pour tous les Français, et ce dès 18 ans. 

 

"Vouloir simplifier le nombre d’allocations et généraliser l’automaticité du versement pour lutter contre le non-recours aux droits me semble pertinent car la défiance envers le système de protection sociale vient aussi de son manque de lisibilité. [...] Tout dépendra donc du panier des allocations fusionnées, des conditions pour en bénéficier, et des publics concernés, je pense notamment aux jeunes.”

Warin, 2010, "Les non-recours : définitions et typologies"

II. 3.

4. Les personnes en situation d'extrême pauvreté

Eydoux (2018) critique la proposition libérale de Liber (2014), actuellement défendue par Gaspard Koenig (philosophe, essayiste et président du laboratoire d’idées Génération Libre lancé en 2013) et Marc de Basquiat (ingénieur, économiste et président de l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence -AIRE-), qui, bien qu’entendant "mettre fin aux discriminations", feraient des aides pour les "précaires" ou les "mères célibataires" des dispositifs discriminatoires. Les auteurs de Liber citent en effet parmi les avantages du revenu universel sous forme d’impôt négatif le fait qu’il permettrait de "mettre fin aux discriminations, les citoyens disposant de l’impôt négatif en tant que membres d’une société et pas en tant que précaires, ou agriculteurs, ou mères célibataires, etc." Or, selon Anne Eydoux, pour qui ces aides n’ont rien de discriminatoires, cette fausse lutte contre les discriminations ferait des parents isolés ou des "précaires", dont l’exposition à la pauvreté a augmenté depuis 2008, les grands perdants de la réforme Liber, envisageant notamment la suppression du RSA.

Eydoux, Anne.

"Revenu pour toutes et tous : l’introuvable universalité", Revue de l’OFCE. 2017, N° 154 no 5. p. 19-49.

Liber, un revenu de liberté pour tous, Éd. de l’onde - Génération Libre, 2014

II. 4.

  Conclusion

La question de l’universalité varie d’un acteur à un autre, elle peut être chez certains absolue (quoi qu’en pratique rarement entièrement), conditionnelle, progressive. C’est bien la pluralité des acteurs positionnés dans cette controverse qui rend la notion d’universalité complexe et profondément marquée dans le débat. Cette amplitude hétérogène des bénéficiaires du revenu universel s’explique grandement par les différents objectifs qu’il devrait permettre. C’est pourquoi il nous était essentiel de parcourir les différents sens d’universel chez les acteurs ; un revenu pour tous les résidents dès leur naissance, uniquement pour ceux majeurs ou encore progressif selon l’âge. Cela nous a été nécessaire pour montrer que chaque acteur nourrit des projets de sociétés différents, établis autour de méthodes variées et mobilisant différents arguments (historiques, théoriques, philosophiques, économiques).

Pour qui Conclusion

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Comment mettre en place le revenu universel ?
Quel(s) financement(s), quelle(s) forme(s) et quel(s) montant(s) ?

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