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Philippe Van Parijs

Entretien avec le fondateur du BIEN (Basic Income Earth Network)

Réalisé le 13 avril 2021 en visioconférence par Blandine Chevestrier et Fabien Leforgeais

Bonjour Philippe Van Parijs,

C’est en décembre 1982 que vous avez nommé pour la première fois le principe de revenu universel par le terme d’"allocation universelle". Depuis combien de temps y pensiez-vous à ce moment-là ? Comment avez-vous commencé à vous intéresser au revenu universel ?

Mon intérêt pour le revenu universel s’est déclaré en décembre 1982, et c’est seulement à ce moment-là que j’ai eu l’idée de l’appeler comme ça. Je n’avais à l’époque jamais entendu parlé de cette idée, que j’ai appelée « Allocation universelle » en analogie avec le suffrage universel. Même si c’est une idée qui soulève beaucoup de difficultés, je la trouve aujourd’hui toujours extrêmement importante. Par contre, j’ai découvert un peu plus tard que d’autres personnes étaient arrivées à la même idée. Il y avait déjà dessus un débat assez actif aux Pays-Bas, mais je n’en avais à l’époque pas conscience.

Deux choses m’ont amené au revenu universel :
- D’une part, c’était le début du mouvement vert en Europe. Je réfléchissais à la manière de résoudre le problème massif à l’époque du chômage involontaire, particulièrement celui des jeunes, sans recourir au consensus de la droite et de la gauche à l’époque qu’était la croissance à tout prix. Je me suis demandé s’il n’y avait pas des jeunes qui travaillaient trop, et d’autres pas assez, parce qu’ils étaient exclus du travail. En donnant un revenu inconditionnel à tout le monde, ceux qui travaillaient trop pourraient plus facilement réduire leur temps de travail ou interrompre leur carrière pendant un temps pour se former, s’occuper de leurs enfants, etc. Les emplois ainsi libérés pourraient être occupés par les personnes exclues du travail.
- D’autre part, il fallait trouver une idée radicale, mobilisatrice et crédible qui pourrait être une alternative à la fois au socialisme d’État et au capitalisme néo-libéral. C’était en 1982, donc avant la chute du mur de Berlin et la fin du régime soviétique, et beaucoup de personnes à gauche à ce moment-là se rendaient compte que le socialisme d’État n’était pas un avenir enthousiasmant. Le revenu universel, c’est une approximation de l’idéal que Marx partageait avec les socialistes utopiques : une société dans laquelle chacun contribuerait volontairement selon ses capacités et chacun recevrait selon ses besoins. Puisque l’allocation universelle, c’est distribuer gratuitement à chacun ce qui est nécessaire pour pouvoir en vivre, plus ce revenu est élevé, plus le travail fourni est volontaire : on n’est pas contraint de travailler par la nécessité de survivre, mais par l’attrait intrinsèque du travail.

Vous considérez qu’il est difficile de tirer des conclusions des expérimentations, très différentes les unes des autres. Quel serait selon vous le meilleur moyen d’expérimenter le revenu universel ?

Le mettre en œuvre à un niveau modeste. C'est-à-dire faire pour le revenu universel ce qu’on a fait pour les deux autres modèles de protection sociale, que ce soit l’assistance publique au début du XVIème siècle, ou l’assurance sociale de Bismarck au XIXème siècle. Et aujourd’hui on a donc des systèmes de protection sociale couvrant une part plus ou moins importante de la population, pratiquement dans tous les pays du monde.
On peut tirer quelques enseignements des expérimentations existantes. Elles sont formidables du point de vue des relations publiques, elles font réfléchir à l’idée, mais on ne pourra jamais tirer de conclusions d’aucune expérimentation quant à la soutenabilité économique ou non d’une certaine proposition d’un certain montant, financée d’une certaine manière. Même pour les plus proches de ce qu’il s’agirait de faire chez nous, comme l’expérimentation finlandaise.

Quels sont les points de débats autour du revenu universel dans lesquels vous êtes encore en réflexion ? Comment évoluent-ils ? Quels débats académiques et militants nourrissent actuellement vos réflexions ?

Je peux mentionner trois points, de natures assez différentes, sur lesquels je pense qu’une réflexion est encore nécessaire :
- Le premier, c’est la difficulté de faire fonctionner un système de revenu universel lorsqu’il y a une forte mobilité transnationale. Surtout maintenant, avec la généralisation du télétravail.
Qu’est-ce qui se passe pour quelqu’un qui travaillerait 150 jours par an à distance pour un employeur français, mais dans les Baléares ? Est-ce qu’il percevrait son allocation universelle lorsqu’il est là ? Où est-ce qu’il paye ses contributions sociales ?
Quid des étudiants qui vont passer un semestre d’erasmus ailleurs ? Vont-ils continuer à percevoir cette allocation universelle et sous quelles conditions ?
Est-ce qu’on peut vraiment faire fonctionner un tel système sans avoir un contrôle, sur la localisation des personnes par exemple ? Il faudrait avoir un traçage permanent des personnes pour vérifier quel est le temps qu’elles passent dans le pays. Et si quelqu’un vient s’installer à 65 ans en France, aurait-elle le droit immédiatement à cette allocation ?
- Un second problème est relatif à la mise en place et à l’administration. Y a-t-il une grande différence entre un revenu universel et un système dit d’impôt négatif ? C’est un débat assez actif en France. La différence est-elle suffisamment importante pour insister sur le paiement ex ante, ou assez ténue pour dire que l'impôt négatif a un certain nombre d’avantages, y compris cosmétiques. En effet, l’impôt négatif semble beaucoup moins cher qu’un revenu universel : on ne regarde que la partie remboursable, c'est-à-dire pour les personnes qui auront alors un transfert net, au lieu de multiplier le montant du revenu par la population bénéficiaire, comme on fait souvent pour calculer le coût du revenu universel.
La réponse à cette question peut différer d'un pays à l'autre, en fonction de son système fiscal et de ses capacités administratives.
- La troisième question est plus fondamentale et plus philosophique : la manière de faire place à nos intuitions morales en matière de réciprocité. S’il s'agit de comparer moralement le comportement de quelqu'un qui grâce à son allocation universelle passe toute sa vie à regarder des bêtises à la TV, versus quelqu'un qui s’investit dans son quartier pour améliorer les relations de solidarité entre les personnes, il n’ y a pas de doute pour juger le deuxième comportement moralement supérieur au premier. Or l'allocation universelle est là sans condition, sans obligation de contribution à la société. Dans le livre philosophique que j'ai consacré à cette question et publié il y a 25 ans, Real Freedom for All, et dans notre livre publié à la Découverte, la justification fondamentale du revenu universel est de dire que c’est une part de ce qui nous est donné à tous très inégalement, qui est redistribuée de manière égale entre tous. Chacun y a droit et c'est la liberté de chacun d'en faire ce qu'il veut. Il n’y a donc pas de notion de réciprocité qui intervient, et certains trouvent ça choquant.
Avec mon co-auteur, nous disons que le fait qu’il n’y ait pas d’obligation légale de travailler, ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'obligation morale de travailler, et de pression sociale pour que cette obligation soit respectée. Et cette obligation morale n’est nullement diminuée avec une allocation universelle mais au contraire accrue, parce que il y a une possibilité plus large de contribuer à la société, avec une gamme d'activités non rémunérées qui sont désormais ouvertes. Mais je ne suis pas pleinement satisfait par cette manière de résoudre cette tension. J'ai publié cet ouvrage il y a 25 ans, et la nouvelle littérature sur cette question a amolli ma position.

Par le biais du BIEN (Basic Income Earth Network) vous avez pu avoir un regard extérieur sur les différentes associations qui se sont créées au fur et à mesure. En France, l’AIRE (Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence) date de 1989 mais beaucoup plus récemment, en 2013, est apparu le MFRB (Mouvement Français pour le Revenu de Base). De laquelle de ces 2 associations vous sentez-vous le plus proche et pourquoi ? Selon vous, qu'est-ce que le MFRB a à apporter de plus que l’AIRE ?

J'ai été secrétaire du BIEN pendant de nombreuses années, j'ai donc suivi ces choses de près. Yoland Bresson (initiateur de l'AIRE) était présent à Louvain-la-neuve en 1986 lorsqu'on a créé le BIEN. Il a fait la demande d'affiliation de l'AIRE au BIEN immédiatement après la création de l'AIRE. Je m'y suis personnellement toujours opposé. On demandait aux réseaux nationaux affiliés au BIEN d'être oecuméniques, c’est-à-dire rassembler des personnes positivement intéressées par l'idée de revenu universel, mais sans défendre une version particulière de cette idée, avec un certain montant et mode de financement.
Or l'AIRE défendait le revenu d'existence version Yoland Bresson, avec un montant qu'il disait objectif. L'association n'a donc jamais été agréée comme section nationale française.
Il y avait de plus des relations difficiles entre les personnes gravitant autour de l'AIRE. Il y avait beaucoup de personnes très intéressées par l’idée, mais assez différentes et parfois très éloignées mentalement et politiquement de Yoland Bresson, comme Alain Caillé (animateur du MAUSS (mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales)), André Gorz, Yann Moulier-Boutang, Jean-Marc Ferry…
Le Mouvement Français pour le Revenu de Base a été quant à lui créé dans cette perspective oecuménique, en rassemblant des personnes d'orientations politiques relativement différentes, sans défendre une version particulière de l’idée, ni une justification particulière, ni une manière particulière de le financer. J'ai alors plaidé pour la reconnaissance du MFRB comme section nationale du BIEN, et l’association a maintenant ce statut. Au sein du MFRB, comme au sein d'autres sections nationales, il y a des personnalités assez différentes qui ne s'entendent pas nécessairement, et de temps en temps certains démissionnent. Ce n'est jamais facile de faire vivre ces petites associations.
Une difficulté récurrente, c'est que le BIEN lui-même n'est pas un lobby, et ne va pas prendre position pour défendre telle ou telle version dans tel ou tel contexte, parce que les situations sont tellement différentes d'un pays à l'autre, qu’il ne faudrait pas défendre de manière dogmatique une manière unique d'avancer. Régulièrement, certains demandent que le BIEN prenne une position plus affirmée dans les débats nationaux, mais j'ai toujours défendu cette position au sein du BIEN. Les sections nationales sont en revanche parfaitement libres de le faire.
Au niveau européen, il y a maintenant un réseau qui a été créé suite à l’initiative citoyenne européenne précédente sur le sujet, avec aussi une perspective plus militante. Le BIEN lui-même était né comme un réseau européen mais pas comme un réseau focalisé sur l'Union européenne, et il est ensuite devenu un réseau mondial. Le nouveau réseau européen a donc toute sa place, du fait du rôle de l'Union européenne en tant qu'entité politique, qui est devenue un lieu de pouvoir pertinent pour la politique sociale, et en particulier pour le revenu universel.  Le siège social de l'association européenne est ici dans mon domicile, donc je soutiens tout à fait ces initiatives.

Les positions sont diverses autour du revenu universel : en France par exemple, Baptiste Mylondo qui vise la décroissance grâce à cette mesure, alors qu’elle est pour Gaspard Koenig un outil de croissance. À quel point selon vous la pluralité des objectifs est un frein pour l'instauration du revenu universel ?

C'est certainement un frein politique. Les proches de Gaspard Kœnig se disent que c’est une idée communiste car Mylondo la défend, et les proches de Mylondo se disent que c’est une idée néolibérale, car Koenig la défend.
Le fait qu'il y ait des défenseurs à droite et à gauche est un atout en termes de soutenabilité et de stabilité de l'idée une fois qu'elle est introduite, mais c'est un handicap tant qu'elle ne l'est pas. Au sein de chaque mouvement politique, il y a des dissensions très profondes entre des gens farouchement opposés à l'idée et des défenseurs enthousiastes, que ce soit dans les partis libéraux, dans les partis sociaux-démocrates, ou dans les partis verts. C'est un sujet très difficile à défendre pour les dirigeants d'un parti, parce que ça divise leur parti.
Pour les effets du revenu universel, ça augmentera non seulement le pouvoir d'achat, mais aussi le pouvoir de négociation des personnes les plus vulnérables. C'est aussi une manière de rendre nos sociétés plus résilientes face à tous les chocs, et de mieux leur permettre d'affronter le défi climatique. Mais ça ne va pas à l'encontre d'un souci d'augmentation de la productivité. Même les partisans de la décroissance de la consommation moyenne dans les pays riches, dont je suis, doivent admettre que nos sociétés riches devront produire davantage. Parce qu’une part de ce qu'elles produisent devra pouvoir être achetée par les populations des pays pauvres. Même si la consommation chez nous doit diminuer, la production ne doit pas pour autant diminuer. Bien sûr, il faut que cette production soit dûment disciplinée par une régulation et une taxation qui en feront une croissance beaucoup plus verte qu'elle ne l’est aujourd'hui.

Quelle est alors la meilleure manière selon vous d’avancer pour pallier ce frein ?

Il faut avancer d’une manière pragmatique, sachant qu’on démarrera de toute façon avec un niveau modeste. Il ne faut pas avoir peur dans dans ces débats d'avoir des Strange Bedfellows, c’est-à-dire des compagnons de couchettes bizarres. Il y a parfois des coalitions à faire pour pouvoir avancer, mais ces coalitions ne doivent pas se faire autour d’objectifs de long terme, qui pourront être extrêmement différents, mais autour de réformes immédiates sur lesquelles peuvent s’accorder des personnes ayant des objectifs très différents. Il ne faut pas récuser ces propositions sous prétexte que d'autres les défendent au nom d’objectifs différents, mais les évaluer au coup par coup. Parfois les voies les plus détournées sont les meilleurs moyens d'arriver à ses fins.

Merci Philippe Van Parijs !

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