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Un revenu universel, pour quoi ?
Quel(s) objectif(s) pour quelle(s) société(s) ?

Le revenu universel se présente comme la solution à une diversité de problèmes : trappe d’inactivité, non-recours aux aides sociales ou encore disparition du travail. Ce n’est pas étonnant puisque cette idée est une proposition de politique publique. Elle a vocation, pour ses défenseurs, à forger l’action publique de demain. Sous l’appellation de revenu universel, c’est en réalité une multitude de projets qui se font concurrence. S’il paraît logique que les modalités précises d’application de ces projets diffèrent, on pourrait s’attendre à ce que leurs objectifs soient partagés. Ce n’est pas le cas. En effet, les différentes propositions de revenu universel se différencient par leurs objectifs. Les acteurs cherchent à faire valoir leur définition des différents problèmes mais aussi les risques et solutions qui y sont associés. 
 

Cet enjeu du "pourquoi" est complexe et peut être abordé à deux niveaux de lecture. Le premier niveau est d’ordre pratique : le revenu universel est une solution à un problème. Le second est d’ordre théorique : le revenu universel permet l’émergence d’une nouvelle société. Ces deux facettes de la question "pourquoi" sont évidemment complémentaires et si certains arguments raisonnent dans les deux niveaux de lectures, il nous semble que cette distinction permet de mieux appréhender cet enjeu. C’est pourquoi nous expliciterons dans cette partie les différents arguments et les modes de preuve mis en avant par les différents revenus universels et leurs partisans pour justifier et légitimer la mise en place du revenu universel. Nous ne nous contenterons pas de lister les prises de positions de chacun, mais tenterons plus de faire apparaître des oppositions structurantes entre les acteurs quant aux projets de société qu’ils cherchent à promouvoir.

 I. Quels problèmes le revenu universel doit-il résoudre ?

 1. Faire évoluer le système d'aides sociales

 A. Un système jugé inefficace

Le système actuel d’aides sociales français est souvent jugé par les acteurs en faveur du revenu universel comme inefficace. D’une part, il serait illisible et trop compliqué, avec une multitude de prestations aux noms abstraits, ce qui encourage pour certains le non-recours, les potentiels bénéficiaires ne comprenant pas exactement ce à quoi ils ont le droit. On peut ainsi lire dans le rapport pour un revenu universel Liber publié en 2014 par le Think Tank Génération Libre : "La complexité insondable de notre système socio-fiscal est une insulte faite à chaque citoyen, que l’Etat prive du droit de comprendre les règles du jeu et d’exercer ses choix en connaissance de cause. Conséquence, certains décrochent et s’installent dans la marginalité, refusant des démarches compliquées et intrusives pour bénéficier des aides publiques."

Le RSA, mis en place en 2009, est en particulier souvent décrié par les partisans du revenu universel, dont certains se donnent pour objectif d’en résoudre les échecs, par exemple le Mouvement Français pour le Revenu de Base avance que si le RSA avait "pour objectif d’assurer un revenu minimum aux personnes les plus démunies tout en les encourageant à retrouver un emploi", et de "soutenir les travailleurs aux revenus les plus faibles [...], force est de constater qu’il a échoué à jouer ce rôle."

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Le fort taux de non-recours ne lui permettrait pas de réellement aider les démunis, alors même que d’autre part le système social est jugé très coûteux. C’est ainsi sur ce thème que Gaspard Koenig, fondateur du Think Tank Génération Libre, et Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, introduisent leur revenu universel LIBER, arguant qu’"en dépit des 400 milliards d’euros de dépenses sociales par an, la France ne parvient pas à lutter efficacement contre la pauvreté".  Les acteurs avancent souvent un taux de non-recours pour les potentiels bénéficiaires des aides sociales à 40%, comme David Cayla lors de l’entretien qu’il nous a accordé. Le Mouvement Français pour le Revenu de Base, lui, cite une étude de l’ODENORE (Observatoire des non-recours aux droits et services) datant de 2011, selon laquelle 36% des personnes qui avaient droit au RSA socle ne l’ont pas demandé, et ce taux monte même à 68% pour les travailleurs pauvres éligibles au RSA activité.

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Si certains avancent des chiffres très élevés sur le non-recours, l’économiste François Legendre invite à contextualiser ces données : "il y a beaucoup de non-recours, mais quand on regarde en chiffres, les gens non-recourants sont ceux qui ne gagneraient pas beaucoup. Sur le non-recours, on donne des chiffres qui sont des chiffres absolus, alors qu'il faudrait regarder l'intensité du non-recours. C'est normal que les gens n’aillent pas chercher quelque chose pour 15€ par mois."

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Une autre critique faite au système d’aide social comme il existe aujourd’hui est qu’il favoriserait les trappes à inactivité : une situation où la reprise d'un emploi par un allocataire de minimum social conduit à une stagnation, voire une baisse du niveau de vie. Le revenu universel ne faisant aucune différence entre ces deux statuts, il favoriserait un retour à l’emploi en assurant une hausse du niveau de vie des bénéficiaires de celui-ci.

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Un des grands objectifs mis en avant pour défendre le revenu universel est donc la transformation du système d’aides sociales comme il existe aujourd’hui. Plusieurs positions s’affrontent au sein des partisans pour un revenu universel et sont en réalité très différentes, si ce n’est contradictoires. 

https://www.revenudebase.info/decouvrir/ “Pourquoi l’instaurer ?” Résoudre les échecs du RSA

Pourquoi I.

B. Unifier les aides sociales

Pour certains acteurs, la protection sociale actuelle pose en particulier problème par la bureaucratie qu’elle implique. Pour eux, le revenu universel doit unifier les aides sociales existantes pour alléger les coûts qui leur sont associés. C’est ainsi la position de Gaspard Koenig du Think Tank Génération Libre, qui souhaite pour cela substituer au système socio-fiscal actuel, considéré comme inefficace et injuste, un mécanisme nouveau. L’introduction de sa proposition LIBER qualifie le modèle social français de "maquis d’impôts et d’allocations empilés au fil des décennies", symptôme selon lui "d’un Etat obèse, paternaliste et bureaucratique".

C. Simplifier l'accès aux aides sociales

Pour d’autres, le revenu universel doit simplifier l’accès aux aides sociales pour en finir avec le non-recours aux aides. Dans leur "Proposition pour la création d’un revenu républicain", Nicolas Bouillant, Thierry Germain et Christophe Sente, membres de la Fondation Jean Jaurès, appellent ainsi à une "modernisation et d’une simplification de notre système social".

Jean-Eric Hyafil, cofondateur du Mouvement Français pour le Revenu de Base, a construit une modélisation des effets d’un revenu universel de 548€ financé par une réforme de l'impôt sur le revenu. Ce modèle prévoit une nette amélioration de la situation des ménages qui sont aujourd’hui non-recourants à des aides sociales. Dans cette perspective, le revenu universel remplacerait et étendrait le champ d’action du RSA. C’est d’ailleurs la position de la majorité des acteurs : le revenu universel remplacerait le RSA, qui serait sinon une mesure doublon.

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Pour l’économiste David Cayla en revanche, vouloir résoudre le non-recours en "distribuant à tout le monde" est "quand même une façon bizarre de supprimer le non-recours : on ne distribue pas des allocations familiales à tout le monde parce qu’il y a du non-recours." Il préconise plutôt de traiter ce problème en "multipliant les assistants sociaux, en faisant un travail d'accompagnement." Pour lui, "avec le RSA, on a quand même l'énorme avantage d'identifier les catégories qui sont dans le besoin."
C’est également la position de Jean-Baptiste de Foucauld, fondateur de l’association Solidarités Nouvelles face au Chômage, et opposé au revenu universel. Il compare les propositions de revenu universel à "la situation de ceux des allocataires du RSA qui ne sont pas vraiment accompagnés – environ 50 % des 1,8 millions de bénéficiaires n’ont pas signé de contrat d’engagement réciproque –, qui ne trouvent ni emploi ni formation qui leur conviennent, sont souvent découragés, ne cherchent plus de travail car ils n’y croient plus, ont évidemment des activités qui leur sont propres, et sont, en pratique, très rarement radiés : sont-ils contents de leur sort ?" Pour lui, "la conditionnalité de l’aide peut et doit ainsi être gérée souplement, de manière bienveillante, et intelligente, comme un soutien, une aide supplémentaire en somme, et non un contrôle et une contrainte pesante."

Hyafil, Jean-Éric. Du RSA au revenu universel : enjeux redistributifs et sociaux d’une réforme sociofiscale, Revue française des affaires sociales. 2018, N° 4. p. 53-74.

Jean-Baptiste de Foucauld, Le revenu universel peut-il répondre aux nouvelles mutations de l’emploi ? Chapitre 1 “Le revenu universel d’existence : un saut anthropologique téméraire”. 15 avril 2019, La Fabrique de l’Industrie.

Ibid.

Pq I. 1.
Pq I. 1. A.
Pq. I. 1. B.

D. Compléter les aides sociales déjà existantes

Certains acteurs conçoivent le revenu universel comme une mesure complémentaire aux autres aides sociales. Pour François Legendre, économiste au comité d’experts de l’AIRE (Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence), le revenu universel ne doit pas être versé pour solde de tout compte, c’est-à-dire que certaines aides sociales continuent à être versées à côté : "Ensuite, cela permet de ne pas détricoter la protection sociale, parce que pour 500€, tout le monde convient qu’il faudra faire un complément pour les handicapés, un complément pour les parents isolés, un complément pour les personnes âgées… C'est ça qui m'intéresse moi, d'être sur quelque chose qui continue à laisser de la place pour tous les autres dispositifs de la protection sociale."

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Pour certains acteurs, comme Jean-Baptiste de Foucauld, fondateur de Solidarités Nouvelles face au chômage, ou comme le Secours Catholique Caritas France, il existe une crainte de voir la protection sociale être détricotée et remplacée par un revenu universel devenu seul outil de la protection sociale. Dans un article sur le revenu universel paru en mars 2017 et écrit par Guillaume Alméras, Dominique Redor, en collaboration avec le Secours Catholique, on pouvait ainsi lire : "Le revenu de base ne sera pas un rempart contre la pauvreté, au contraire nous y voyons le risque de s’affranchir moralement du devoir de solidarité, en versant un solde de tout compte aux plus fragiles, sans avoir le souci de développer des mesures favorisant le retour vers et dans l’emploi : accompagnement, formation, prise en charge sociale, expérimentation… Pire, il est possible que des baisses de prestation sociale soient envisagées dès lors qu’un revenu universel serait instauré."
 

Le Mouvement Français pour un Revenu de Base rappelle lui-même sur son site internet que "le revenu de base n’a pas vocation à se substituer aux services publics ni à justifier le démantèlement des acquis sociaux. Il s’inscrit en continuité de droits fondamentaux tels que l’éducation ou la santé." L’accès à un service public gratuit pourrait donc pour l’association modérer le montant du revenu universel.

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Des positions intermédiaires existent aussi. Philippe Van Parijs, philosophe et économiste, ne plaide ni pour une simplification intégrale du système d’aides sociales ni pour le remplacement de l’ensemble des allocations existantes mais affirme que le revenu de base doit tenir compte de ce qu’il remplace. Il explique dans un entretien accordé à Guillaume Allègre qu’il existe selon lui un trilemme qui réside entre : (1) une simplification radicale ; (2) une mesure abolissant la pauvreté matérielle ; et (3) un dispositif durablement finançable.

Secours Catholique Caritas France, Guillaume Alméras, et Dominique Redor. "Le revenu universel au regard des personnes en précarité", Revue d'éthique et de théologie morale, vol. 295, no. 3, 2017, pp. 9-24.

Allègre G., Van Parijs P., 2018. Pour ou contre le revenu universel, La Vie des idées, PUF

Pq. I. 1. C.
Pq. I. 1. D.

2. Réduire les écarts de richesse ou réduire la pauvreté ?

Face à la montée des inégalités de patrimoine et la désindexation des salaires sur la productivité, certains militants défendent que le revenu universel permettrait de réduire les inégalités entre les individus. Pour les défenseurs d’un revenu universel d’inspiration libérale, ce dernier doit avant tout limiter l’extrême pauvreté et agir comme un filet de protection plutôt que comme un outil de redistribution économique.

 A. Éradiquer la pauvreté extrême

Pour l’AIRE (Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence), le revenu universel ne doit pas être un outil majeur de réduction des inégalités. Leur motivation première à l’instauration d’un revenu universel est de sortir de la grande misère, que Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, caractérise comme le fait de ne pas pouvoir manger tous les jours à sa faim. Cette position rejoint celle Gaspard Koenig, qui place sa proposition LIBER conceptualisée avec Marc de Basquiat, comme un outil de réduction de la pauvreté extrême, mais pas de réduction des inégalités. L’objectif est bien de construire un filet de protection universel permettant la survie hors de l’emploi.

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Sur cette question de la réduction de la pauvreté, l’économiste David Cayla s’oppose à une solution basée juste sur de l’argent. Pour lui, la pauvreté ne consiste pas seulement en un manque d’argent, et doit se résoudre par un accompagnement spécial. Lors de l’entretien qu’il nous a accordé le 8 avril 2021, il a défini la pauvreté comme "un problème d'exclusion, d’absence de dignité et de non-appartenance à la société". C'est pour lui "un problème de pouvoir au sens général du terme et pas uniquement de pouvoir d’achat. C’est un rapport de domination."

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De plus, certains acteurs du débat mettent en avant les potentiels effets du revenu universel sur l’inflation, qui serait donc contre-productif pour résoudre le problème de la pauvreté. Selon David Cayla, le principe du revenu de base repose sur un impensé économique qui pourrait in fine déboucher sur de l’inflation. Dans son argumentation, il met en évidence une contradiction entre la réduction du temps de travail permise par le revenu universel, et l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages engendrée par ce même revenu universel : "On ne va pas tous travailler moins et tous consommer davantage ou même tous travailler moins et tous consommer autant, ça ne peut pas marcher." 

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La question de l’inflation est prise très au sérieux par d’autres acteurs qui ne la voient pas comme une évidence. L’inflation suppose une augmentation de la masse monétaire en circulation dans une économie, hors la plupart des propositions de revenus universel n’implique pas création monétaire ex-nihilo mais réforme du système fiscale.
Le Mouvement Français pour le Revenu de Base explique ainsi : "Si nous souhaitons financer le revenu universel par la fiscalité : le revenu de base n’augmente pas la masse monétaire, donc il n’y a pas de raison qu’il crée de l’inflation. Il est vrai que la mise en place des aides pour le logement dans les années 1980 a poussé les loyers à la hausse. Mais cela est dû au fait que l’aide au logement dépend du loyer : au moment de la mise en place des aides au logement, le propriétaire a pu augmenter son loyer de 100€ tout en sachant que c’est l’aide au logement (et non pas le reste à payer pour le locataire) qui augmenterait de 100 €, d’où l’augmentation des loyers. Ce n’est pas le cas du revenu universel, qui est versé de façon inconditionnelle : toute hausse de loyer est donc bien payée par le locataire, qui peut faire jouer la concurrence. Ajoutons que le revenu de base ne fait pas que des gagnants, si bien que le bailleur n’a aucun moyen de savoir si son locataire voit ou non son revenu augmenter. Le revenu de base augmente le revenu disponible de certaines personnes, tout comme le RMI, le RSA ou les allocations chômage, et  personne n’a jamais accusé ces prestations de faire augmenter les loyers ou d'avoir un effet inflationniste."

Pq I. 2.
Pq I. 2. A.

B. Réduire les écarts de richesse

La proposition de revenu universel de Benoît Hamon est en revanche présentée comme cherchant à réduire les inégalités, notamment avec un capital de départ prévu à 18 ans, qui permettrait aux jeunes de financer des études coûteuses ou des voyages. Même si la réduction des inégalités n’est pas l’objectif premier du revenu d’existence, Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, envisage éventuellement la libération d’un capital à la majorité, proposition aussi défendue par Yoland Bresson, fondateur de l’AIRE. "Cela donnerait à chaque jeune de 18 ans un capital que ce dernier pourrait utiliser pour essayer de compenser un certain nombre d'inégalités liées au fait qu’il n’est pas né dans la bonne famille" nous expliquait-il lors de l’entretien qu’il nous a accordé le 9 avril 2021. Yoland Bresson le promouvait en disant que cela permettrait de gommer légèrement les inégalités entre les jeunes lorsqu’ils atteignent 18 ans. 

Certaines positions sur le revenu universel ne tranchent pas réellement entre l’objectif de lutte contre la pauvreté et celui de lutte contre les inégalités. L’objectif soutenu par la Fondation Jean Jaurès, liée au Parti socialiste, consiste à améliorer le pouvoir d'achat des travailleurs qui ne parviennent pas à tirer un revenu décent de leur activité.

Pq. I. 2. B.

3. Rééquilibrer le marché du travail

A. Mieux partager le travail

Lors de l’entretien qu’il nous accordé, Philippe Van Parijs est revenu sur sa rencontre avec l’idée du revenu universel. Il nous a expliqué qu’il réfléchissait à la base à la manière de "résoudre le problème massif à l’époque du chômage involontaire, particulièrement celui des jeunes, sans recourir au consensus de la droite et de la gauche à l’époque qu’était la croissance à tout prix". C’est alors qu’il pense à un revenu donné inconditionnellement à tout le monde, qui permettrait à ceux qui estiment travailler trop de réduire leur temps de travail, voire d’interrompre leur carrière, et à ceux exclus du travail de récupérer ainsi les emplois quittés par d’autres.

Pour Baptiste Mylondo, cette idée de partager mieux le travail à travers la mise en place du revenu universel est primordiale, et elle passera par le développement du temps partiel. Selon lui, le partage égalitaire du travail est en effet une valeur essentielle au bon fonctionnement de la société, et ce juste partage pourra être mis en place grâce au revenu de base ; avec l’idée que tout le monde travaillera, pour gagner un peu moins. Cela permettrait de donner du travail à tout le monde, et d’encourager l’utilité sociale, des activités hors-emploi, puisque le temps de travail serait réduit pour tous.

Pq. I. 3.
Pq. I. 3. A.

B. Donner une pouvoir de négociation aux travailleurs pauvres

Certains acteurs revendiquent le revenu universel comme le moyen d’améliorer la situation des travailleurs pauvres en leur donnant un pouvoir de négociation, pour refuser des emplois trop difficiles ou des salaires trop bas. Benoît Hamon par exemple, ancien-candidat à la Présidentielle de 2017 et partisan du Revenu Universel, pense que ce pouvoir de négociation amènera à une revalorisation des emplois précaires. Cette vision est aussi partagée par l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence.

Cependant, certains emplois ne peuvent supporter de gros salaires, particulièrement dans le domaine du soin. Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, rappelle ainsi que beaucoup d’emplois sont subventionnés par l’État. Ce fait lui permet de conclure que "quand on veut, on peut augmenter les salaires". Cette subvention constitue néanmoins une charge supplémentaire pour l’État, qui peut en fin de course alourdir la pression de l’impôt.

Pq. I. 3. B.

C. Être plus heureux au travail

Selon le Mouvement Français pour le Revenu de Base qui cite l’International Social Survey Programme, "En 2005, moins de 30% des Français se déclaraient très ou complètement satisfaits au travail." L’association se base également sur une étude de Capgemini sur les Français au travail réalisée en 2014, selon laquelle en 2014, près de 60% des salariés déclaraient que le mot qui correspondait le plus à leur représentation du travail était "gagne-pain". Pour l'association, le revenu universel permettrait d’éviter le stress, le burn out, les bullshit jobs et le travail vécu comme une souffrance.

4. Redynamiser les zones rurales

La mise en place d’un revenu universel sur l’ensemble du territoire permettra également, selon certains promoteurs, de redynamiser les zones rurales qui sont aujourd’hui délaissées par notre modèle actuel. C’est ce que défend en tous cas le Mouvement Français pour un Revenu de Base, qui pense que le versement d’un revenu universel commun à l’ensemble du pays pourra encourager davantage d’actifs à s’installer dans des petites villes et zones rurales : "Quitte à avoir des salaires plus faibles, le coût plus faible de la vie et la douceur de vivre compensant la perte de revenu." Ce potentiel exil des travailleurs vers les territoires ruraux entraînerait de ce fait un regain d’activité pour l’emploi local et pour les petits commerces ; et pourrait in fine rendre ces territoires plus attractifs, et donc créer un cercle vertueux de dynamisation

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Par ailleurs, dans ces zones rurales, le revenu de base pourrait tout particulièrement jouer le rôle de filet de sécurité et de garant d’autonomie pour les individus : "Trop souvent, les travailleurs débauchés suite à la fermeture d’une usine sont condamnés à chercher l’emploi toujours plus loin, et éventuellement à déménager, abandonnant des maisons qu’ils auront peut-être achetées à crédit. Avec un revenu universel, ils auront plus d’autonomie pour choisir de développer des activités au niveau local." C’est ainsi que l’activité locale et l’emploi pourraient se maintenir et s’auto-alimenter dans ces zones où les actifs ont tout particulièrement besoin de vecteurs d’autonomie pour pouvoir consommer et vivre.

Pq. I. 3. C.
Pq. I. 4.

 II. Quelle société le revenu universel construit-il ?

Le revenu universel porte aussi pour ses acteurs la promesse de grands changements de société. Il ne doit et peut pas simplement être un outil technique permettant de résoudre des problèmes précis, il est aussi à comprendre comme une manifestation d’un projet de société plus profond. Ainsi, le revenu universel n’est pas une proposition isolée. Elle est à resituer dans un paysage idéologique et symbolique. Différents imaginaires sont en lutte et construisent leur définition de la société de demain, société structurée plus ou moins intensément par le revenu universel.

1. Une société qui repense le travail

A. Le travail VS l'emploi

Certaines propositions de revenu universel invitent à construire une société dans laquelle la notion de travail est complètement repensée. Cette vision part du principe que le travail ne se définit pas que par l’emploi salarié : il se manifeste aussi dans le travail domestique, dans le bénévolat, etc. À cet effet, certains acteurs attachent une importance toute particulière à dissocier les notions de travail et emploi, en arguant que tout travail n’est pas nécessairement lié à un emploi salarié, et en invitant à prendre en compte la contribution sociale du travail non rémunéré.

 

Le philosophe André Gorz, par exemple, prône l’instauration d’un revenu universel dans le but de construire un vivre ensemble dans lequel un nouveau rapport au travail serait établi. Il distingue en ce sens le travail hétéronome, c’est-à-dire le travail fonctionnel qui répond à des besoins physiologiques ou sociaux ; du travail autonome vers lequel il aimerait tendre à travers le revenu universel. Il s’agit ici d’envisager une société dans laquelle le travail est repensé pour devenir un facteur d’émancipation individuelle et intellectuelle.

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La proposition de Bernard Friot et du Réseau Salariat, le salaire à vie dénote des autres propositions de revenu universel en cela qu’elle propose de repenser profondément la relation entre travail et rémunération. Pour lui, ce n’est pas le travail qui est rémunéré mais l’emploi, c'est-à-dire le poste. Le cœur de la proposition du salaire consiste à dire que ce n’est plus le poste - ou l’emploi - qui doit être rémunéré mais la personne, comme dans la fonction publique. On passerait ainsi d’une définition capitaliste  de la valeur à une définition socialisée de la valeur. Cette proposition met particulièrement en évidence la manière dont le revenu universel est encastré dans des imaginaires plus larges que lui. Le salaire à vie est une acception anti-capitaliste de l’idée de revenu universel.

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Pour Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, le travail est à distinguer de l’emploi, et est nécessaire pour s’épanouir. "Le fait de lire un livre, de faire un exposé comme je le fais aujourd'hui devant vous, certains vont dire que je suis oisif en ce moment, d'autres non. C'est entretenir son capital humain. Donc oui, l'être humain a besoin de travailler pour s’épanouir, sans avoir forcément besoin d'un emploi salarié dépourvu de sens, comme Charlie Chaplin dans Les Temps Modernes, mais il a besoin de pouvoir s'épanouir grâce à son travail."

Clerc, D. & Méda, D. (2009). 5. Emploi et travail chez André Gorz. Dans : Christophe Fourel, André Gorz, un penseur pour le XXIe siècle (pp. 99-122). Paris: La Découverte.

Friot B. (2012), L’enjeu du salaire, La Dispute, Travail et salariat

Pq. II.
Pq. II. 1.
Pq. II. 1. A.

B. La question de la reconnaissance sociale et de la réciprocité

La question de la réciprocité se retrouve régulièrement au cœur des débats entre partisans et opposants au revenu universel. Un exemple célèbre en est la controverse qui opposa en 1987 les philosophes John Rawls et Philippe Van Parijs, sur le sujet du revenu universel pour les "surfeurs de Malibu". Le célèbre philosophe américain John Rawls est alors à Paris à l’occasion d’un colloque pour la parution française de Théorie de la Justice, ouvrage qu’il a publié aux États-Unis en 1971. Dans ce livre, John Rawls défend l’idée que les sociétés doivent assurer une bonne répartition des avantages et des charges de chacun, et notamment de ce qu’il appelle les "biens premiers" : santé, libertés, revenus, avantages socio-économiques… Il prône un "minimum social" qui pourrait prendre la forme d’un impôt négatif sur le revenu. Philippe Van Parijs, admirateur du travail du philosophe, défend l’idée que la Théorie de la justice de Rawls justifie, plus que l’impôt négatif, une allocation inconditionnelle aussi élevée que possible. Pourtant, John Rawls lui rétorque lors d’un colloque : "Si vous choisissez de vivre en faisant du surf à Malibu toute la journée, pourquoi la société devrait-elle vous nourrir ?"

 

Depuis, Philippe Van Parijs continue de soutenir un revenu universel inconditionnel, même s’il existe selon lui des comportements indubitablement supérieurs à d’autres, comme il le rappelle dans l’entretien qu’il nous a accordé le 13 avril 2021 : "S’il s'agit de comparer moralement le comportement de quelqu'un qui grâce à son allocation universelle passe toute sa vie à regarder des bêtises à la TV, versus quelqu'un qui s’investit dans son quartier pour améliorer les relations de solidarité entre les personnes, il n’ y a pas de doute pour juger le deuxième comportement moralement supérieur au premier. Or l'allocation universelle est là sans condition, sans obligation de contribution à la société. [...] Chacun y a droit et c'est la liberté de chacun d'en faire ce qu'il veut. Il n’y a donc pas de notion de réciprocité qui intervient, et certains trouvent ça choquant."

Cependant, il souligne que "le fait qu’il n’y ait pas d’obligation légale de travailler, ne signifie pas qu'il n'y ait pas d'obligation morale de travailler, et de pression sociale pour que cette obligation soit respectée." Selon lui, en donnant une "possibilité plus large de contribuer à la société", avec notamment une gamme d'activités non rémunérées désormais ouvertes, l’obligation morale de travailler est ainsi accrue. Il ne se considère cependant "pas pleinement satisfait par cette manière de résoudre cette tension", qui est un de ses questionnements actuels.

 

Jean-Baptiste de Foucauld, fondateur de l’association Solidarités Nouvelles face au Chômage, et opposé au revenu universel, s’exprimait ainsi sur le sujet de la réciprocité dans le cadre d’un rapport de La Fabrique de l’Industrie sur le revenu universel  : "ce que j’ai compris des travaux d’Alain Caillé [un des initiateurs du Mouvement Anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS)], c’est que le don, qui doit être inconditionnel au départ, finit par s’interrompre s’il n’y a pas, au bout d’un certain temps, un minimum de contre-don, de réciprocité. Sinon, il n’y a plus d’équilibre, plus de vraie relation ; le rapport de force s’inverse : celui qui reçoit finit par dominer celui qui donne, par exiger de lui ses droits, par l’exploiter sans le respecter en somme".

 

Les propos de Philippe Van Parijs sur les comportements "moralement supérieurs" semblent sous-entendre que la réciprocité consisterait à exercer une activité utilement sociale. Pour l’économiste David Cayla des Économistes Atterrés, définir les activités socialement utiles est complexe : "On se fait plaisir à soi, c'est du loisir, on fait plaisir aux autres, c'est du travail ; mais très vite on s'aperçoit qu'on se fait aussi plaisir à soi en faisant plaisir aux autres." Pour résoudre cette difficulté, il se réfère à l’économiste Jean-Marie Harribey, coprésident de l’association ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne), pour qui le travail est ce qui est socialement validé et qui remplit des besoins sociaux. Selon lui, la société valide un besoin de deux manières, soit par le marché, c'est-à-dire le nombre de ventes, soit par la collectivité, c'est-à-dire par la fonction publique, le travail non marchand financé par les impôts.

Pq. II. 1. B.

C. Une solution à l'automatisation future

Le revenu universel est aussi pour ses défenseurs une réponse aux mutations du travail et de l’emploi. Aujourd’hui le revenu disponible des ménages repose majoritairement sur le salaire d’un emploi. Hors, le chômage structurel de masse qui touche la majorité des pays développés, la disparition du travail qui accompagne l’automatisation croissante et la pression pour la reconnaissance d’autres formes de travail (domestique, associatif, etc.) font évoluer ce constat. Le revenu universel apparaît pour ses défenseurs comme une solution à ces problèmes.

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Benoît Hamon a construit une grande partie de son argumentaire sur la potentielle accélération de l’automatisation du travail. Partant du constat que nos sociétés sont destinées à voir se développer de façon accrue les robots et nouvelles technologies dans le travail, Benoît Hamon argumente que notre rapport au travail s’en trouvera très vite bouleversé, entraînant une raréfaction du travail. A ce constat de potentiel bouleversement sociétal, il répond par son projet de revenu universel, en partie financé par l’instauration d’une taxe robot ; et qui permettrait aux individus de s’adapter à ces mutations profondes en réduisant leur temps de travail.

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Cette raréfaction du travail est une véritable crainte chez beaucoup de promoteurs de revenu universel, crainte qui justifie la nécessité de basculer vers une société dans laquelle la relation des individus au travail est complètement repensée. Ainsi, selon l’économiste Julien Dourgnon qui a conseillé Benoît Hamon et publié un ouvrage sur le Revenu Universel, ce sont près de 47% des emplois aux Etats-Unis qui pourraient être remplacés par des logiciels d’ici l’horizon 2035. Pour l’Angleterre et l’Allemagne, ce chiffre s'élèverait respectivement à 35% et 39%. 

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Le Mouvement Français pour le Revenu de Base envisage également la fin du travail, en citant une étude publiée en 2014 par l’Institut Bruegel, selon laquelle "l’automatisation et la numérisation pourraient être responsables de la disparition de 47% des emplois en France d’ici 20 ans : ouvriers spécialisés, caissiers, guichetiers, libraires, traducteurs, etc., sont autant de métiers menacés à plus ou moins long terme." L’association souligne que ce phénomène atteindrait aussi les métiers qualifiés, et que l'ensemble des classes populaires et moyennes risqueraient donc à terme de pâtir de ces disparitions d'emploi. Le MFRB soutient que le revenu universel, en garantissant à tous les individus un revenu indépendant du salaire, diminuerait la peur du chômage et permettrait à chacun de récupérer un certain contrôle de sa vie professionnelle.

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La Fondation Jean Jaurès envisage le revenu universel à l’aune d’un phénomène de fragilisation du travail : selon elle, l’ubérisation, le développement de l’intelligence artificielle, robotisation etc., sont autant de phénomènes qui rendront les parcours professionnels et personnels moins linéaires et plus chaotiques, et qui donc rendront nécessaires un accompagnement de ces parcours par de nouvelles façons de penser la société.

Julien Dourgnon, Revenu universel: pourquoi? : comment?, 2017, Les Petits Matins

Pq. II. 1. C.

D. Ou une société où il y aura toujours du travail

Toutefois, selon Les Économistes Atterrés, opposés au Revenu Universel, l’argument selon lequel le travail serait en voie de disparition est un argument fallacieux : ils défendent plutôt que des transformations du travail vont avoir lieu. L’économiste François Legendre défend lui aussi l’argument selon lequel le travail n’est pas voué à disparaître, contrairement à ce que prétendent les acteurs cités précédemment : pour lui, la société que doit construire le revenu universel n’est pas une société dans laquelle le travail a disparu, c’est une société dans laquelle le travail a subi de profondes mutations : "Nous sommes biologiquement comme l'homme des cavernes, mais l'homme est capable d'apprentissage. On n’apprend pas les mêmes choses que l'homme des cavernes, et ce processus-là est capable d'être infini. Donc on va inventer de nouvelles possibilités, il y a plein de besoins qui ne sont pas satisfaits." L’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence réfute également l’idée de la disparition du travail. Christian Bouvard, vice-président de l’AIRE, ne croit pas à la thèse de la fin de l'emploi. Selon lui, "il y aura toujours de l'emploi salarié présent au sein des sociétés, peut être sous forme plus aléatoire et plus haché", et que si "on va clairement vers la fin du CDI à temps plein [...], il y aura toujours de l'emploi."

Pq. II. 1. D.

2. Une société où les individus s'émancipent

A. Par rapport à l'État

La proposition LIBER formulée par Gaspard Koenig du Think Tank Génération Libre et Marc de Basquiat, président de l’AIRE, est présentée sur le site de Génération Libre comme "[évitant] tout paternalisme, en rendant les citoyens responsables de leurs propres choix." En effet, ce Think Tank entend réfléchir à un nouveau libéralisme, doctrine selon laquelle l’État doit interférer le moins possible avec les lois du marché. Dans le cas du revenu universel, cette mesure permet ainsi selon Gaspard Koenig d’émanciper les individus par rapport à l’État, en présupposant que "l’individu, même le plus démuni, reste le mieux à même d’évaluer ses besoins et d’effectuer ses propres choix." Le revenu universel est pour lui "un outil pour échapper à la norme sociale", qui la contrainte économique allégée, permet "que toute décision soit considérée comme volontaire." Il prône ainsi par cette mesure une séparation nette entre le droit et les valeurs morales, ces dernières relevant des "convictions privées".

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Le philosophe Philippe Van Parijs, que Gaspard Koenig considère comme son "maître à penser real-libertarien" imagine le revenu universel comme un moyen de garantir l’autonomie de chacun dans son existence, assurant ainsi la plus grande diversité possible de trajectoires, d’activités et d’opinions. Il insiste ainsi sur la liberté que procurerait une telle mesure. Au début de son ouvrage Le Revenu de Base Inconditionnel, il institue d’ailleurs la liberté comme principe de référence à la lumière duquel évaluer les menaces et opportunités actuelles, contexte d’une potentielle instauration du revenu universel. Toujours dans ce livre, il déclare que le revenu universel est "un des piliers centraux d’une société libre, dans laquelle la liberté réelle de s’épanouir, par le travail et en dehors du travail, sera équitablement distribuée". Si le philosophe belge Philippe Van Parijs met en avant la liberté, il ne critique pas pour autant le "paternalisme de l’État" (français) décrié par Gaspard Koenig.

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte, page 17

Ibid. page 15

B. Certaines populations d'individus plus que d'autres

https://www.revenudebase.info/decouvrir/ "Pourquoi l’instaurer ?" / "Favoriser l’émancipation des femmes"

https://www.revenudebase.info/decouvrir/ "Pourquoi l’instaurer ?" / "Favoriser l’émancipation des jeunes"

Au sein du Mouvement Français pour le Revenu de Base, l’un des divers objectifs considérés justifiant l’instauration du revenu universel est l’émancipation des femmes et des jeunes. Sur son site internet, le Mouvement dénonce un système socio-fiscal conjugalisé, qui "interfère avec la volonté des individus de vivre ou non en couple", en particulier le RSA qui pour les couples est égal à 1,5 fois le RSA pour une personne seule. Ce système sanctionne selon le MFRB "les personnes modestes qui souhaitent se mettre en couple". Le revenu universel, en étant donné à l’individu et non au couple, permet ainsi "une autonomie plus grande vis-à-vis de son conjoint" notamment pour les femmes qui touchent en moyenne des salaires plus faibles.

D’autre part, le MFRB considère ce même système socio-fiscal comme très peu avantageux pour les jeunes : "La prime d'activité n’est pas ouverte aux moins de 25 ans, sauf s’ils peuvent témoigner d’une expérience professionnelle. Les bourses étudiantes ne sont versées que 10 mois sur 12 et ne peuvent dépasser 665€ par mois, elles sont également calculées en fonction des ressources des parents et sont conditionnées au suivi assidu d’un cursus scolaire. Les aides au logement sont elles ouvertes aux jeunes mais à condition qu’ils ne vivent pas chez leurs parents." Garantir un revenu universel permettrait ainsi aux jeunes de s’affranchir de "toute dépendance matérielle à leur famille", et "de construire leur parcours librement, sans crainte de peser sur leurs proches et sans risque de subir d’éventuelles pressions parentales."


Ces différentes considérations sont discutées davantage dans le nœud Pour Qui ?

Pq. II. 2.
Pq. II. 2. A.
Pq. II. 2. B.

3. Une société plus égalitaire

A. Le revenu universel comme "devoir moral"

Le Mouvement Français pour le Revenu de Base présente le revenu universel comme un "devoir moral", car c’est un droit humain fondamental que d’avoir la possibilité de vivre dignement. Le mouvement cite ainsi l’article 25 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme qui stipule : "toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille". Il cite également la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui souligne que : "la dignité de la personne humaine est non seulement un droit fondamental en lui-même mais elle constitue la base des droits fondamentaux".

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Pour la Fondation Jean Jaurès, fondation politique proche du Parti Socialiste, le revenu "républicain", qu’elle propose a pour but "d’adapter aux enjeux d’aujourd’hui et dans la durée, les promesses de notre République, liberté, égalité et fraternité."

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C’est également un devoir moral pour Baptiste Mylondo, économiste en faveur du revenu universel et membre du M.O.C. (Mouvement des Objecteurs de Croissance). Selon lui, personne ne doit être privé de l’accès aux biens et services de base, nécessaires pour vivre.

https://www.revenudebase.info/decouvrir/ "Pourquoi l’instaurer ?" / "Éradiquer la grande pauvreté"

Baptiste Mylondo, Pour un revenu sans conditions : Garantir l’accès aux biens et services essentiels, Paris, éd. Utopia, coll. « Controverses », novembre 2012

B. Partager un héritage commun

La notion d’héritage commun de l’humanité est souvent présente dans les débats sur le revenu universel comme justification pour l’instaurer. Sur le site du Mouvement Français pour le Revenu de Base, on peut ainsi lire : "le revenu de base n’est donc pas seulement une réponse à la pauvreté mais également à la nécessité de partager la prospérité acquise au fil des siècles par nos sociétés."  

Ce concept d’héritage commun remonte aux sources de l’idée de revenu universel puisqu’il apparaît dans La Justice Agraire du britannique Thomas Paine, publié en 1795. L’auteur, engagé dans les révolutions américaine puis française, y proposait d’instaurer un revenu minimum pour rendre à chacun son droit naturel à une fraction proportionnelle des richesses terrestres.

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L’Association pour l’Instauration du Revenu d’Existence (AIRE) cite les travaux de Yoland Bresson, qui visent à établir que le revenu universel, "conçu comme partage égalitaire de la rente du capital collectif, représente de l'ordre de 15% du PIB d'un pays tel que la France."

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Pour Benoît Hamon, s’il n’est pas question de remettre en question la propriété privée, mais plutôt de donner un revenu universel à tout le monde au nom de la création héritée. En effet, il considère que "[Le revenu universel] correspond philosophiquement et économiquement à la part attribuée de droit à chaque individu, de l'héritage collectif laissé par les générations qui nous ont précédés. Notre PIB est constitué à la fois de la richesse produite par notre propre activité mais aussi de la rente associée au travail, au génie et à l'innovation de ceux qui nous ont précédés." Cette richesse produite doit donc être "répartie en fractions égales" aux gens, dès la naissance. Il s’agirait de "socialiser une part de la valeur ajoutée de manière permanente" et de partager des "choses auxquelles nous avons tous droit". Il mentionne également la situation du socialisme en France qui "a besoin de nouveaux instruments de redistribution des richesses" ; le revenu universel pourrait alors être un de ces instruments.
 

Pour l’économiste Julien Dourgnon, qui a conseillé Benoît Hamon et collabore avec la Fondation Jean Jaurès, le revenu universel est "un dû sous forme de revenu primaire, il ne peut pas relever d’une logique de solidarité envers les plus pauvres", et qu’il est censé "restituer à la société une part de la production à l’occasion d’une nouvelle étape de socialisation du revenu national".

Au contraire, Gaspard Koenig, fondateur du Think Tank Génération Libre, considère qu’établir un droit immanent au revenu minimum, indépendamment des mécanismes économiques et sociaux dans lesquels il s’inscrit, est une "faiblesse [de raisonnement]". Il préfère justifier l’instauration du revenu universel par  l’idée d’un filet de sécurité garanti par la communauté.

"Revenu universel, l’antidote social à la pauvreté ?" Conférence avec Benoît Hamon du 15/12/2020 organisée par Sciences Po Alumni autour du livre Ce qu'il faut de courage. Plaidoyer pour le revenu universel. de Benoît Hamon paru en octobre 2020

Pq. II. 3.
Pq. II. 3. A.
Pq. II. 3. B.

4. Une société qui développe la croissance ?

La relation du revenu universel à la croissance est elle aussi ambivalente. Pour les partisans d’un revenu universel libéral, le revenu universel permettrait d'agrandir le champ du marché, et notamment le marché du travail, et serait donc source de croissance. Pour d’autres, en étendant la sphère de la gratuité et en questionnant l’injonction à la consommation, le revenu universel serait plutôt compris dans un mouvement de décroissance.

 A. Développer la croissance

Pour certains promoteurs du revenu universel, celui-ci est un outil pour développer la croissance. Ainsi, pour Gaspard Koenig, fondateur du Think Tank Génération Libre qui prône un nouveau libéralisme, il s’agit avec le revenu universel de "réintégrer la population aidée dans les mécanismes de marché", en leur fournissant du capital, avec l’idée que ce capital sera rapidement réinjecté dans l’économie. "Ainsi, les pauvres ne sont pas autoritairement soustraits au marché pour se voir attribuer des allocations spécifiques, mais disposent d’une somme fixe dont ils peuvent arbitrer l’utilisation comme ils le souhaitent." Gaspard Koenig cite ainsi à l’économiste américain Milton Friedman, qui popularisa le concept d’impôt négatif, et avançait que la forme d’aide "la plus utile à l’individu" est le "cash".  Sa proposition LIBER s’inscrit bien dans la logique libérale, en cherchant à "permettre aux mécanismes économiques de fonctionner sans entraves."

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Selon Philippe Van Parijs, le revenu universel permettra d’augmenter le pouvoir d’achat, mais aussi de mieux permettre aux sociétés d’affronter le défi climatique, ce qui ne va pas selon lui "à l’encontre d’un souci d'augmentation de la productivité." Tout en se considérant partisan de la décroissance de la consommation moyenne dans les pays riches, il considère que ces derniers devront produire davantage pour pouvoir fournir "les populations des pays pauvres". Il prône ainsi dans les pays développés une diminution de la consommation, mais pas de la production. Pour autant, cette production doit être "dûment disciplinée par une régulation et une taxation qui en feront une croissance beaucoup plus verte qu'elle ne l’est aujourd'hui."

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La Fondation Jean Jaurès, fondation politique proche du Parti socialiste et en faveur du revenu universel, invite quant à elle à relancer le système économique dans un contexte de récession économique post-pandémie, mais n’encourage cependant pas la croissance. Le revenu universel permettrait selon elle d’"injecter des liquidités en masse afin de relancer le système économique qui préexistait à la crise ou engager des changements significatifs afin d’en transformer les aspects les plus critiques, déjà largement dénoncés."

Pq. II. 4.
Pq. II. 4. A.

B. Favoriser la décroissance et la transition écologique

Pour certains acteurs, le revenu universel est aussi envisagé comme un outil pour favoriser la décroissance et tendre vers une société de la transition écologique. Il s’agit notamment de la vision de Baptiste Mylondo, pour qui le fait de réduire le temps de travail entraînera une réduction de notre production de richesses et donc de notre consommation. Selon lui, le revenu universel permettrait ainsi d’encadrer les inégalités et donc les revenus, pour plafonner le pouvoir d’achat et donc la consommation des ménages :  "La décroissance doit être une décroissance des inégalités. C’est d’ailleurs à ce titre, notamment, que nous sommes nombreux à défendre l’instauration d’un revenu inconditionnel suffisant (car avoir moins, ce n’est pas assez), combiné à un revenu maximum lui aussi suffisant (car avoir plus, c’est trop)."

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Le Mouvement Français pour un Revenu de Base s’inscrit dans une vision assez similaire, puisque sa proposition de revenu de base prend en compte les enjeux d’urgence climatique et d’épuisement des ressources naturelles. Selon ce mouvement, la croissance économique n’est aujourd’hui plus suffisante pour garantir le bien commun et lutter contre les inégalités et d’ailleurs, elle tend à produire l’effet inverse. Le revenu de base qu’ils envisagent permettrait donc de mettre un frein à "la recherche effrénée du plein emploi" et de la croissance économique ; et donc de laisser davantage de place pour les enjeux écologiques qui sont aujourd’hui relégués au second plan.

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La crise du Covid a accentué cette idée que dans certains idéaux de société, l’humain doit l’emporter sur les intérêts purement économiques et sur la volonté de croissance à tout prix. Selon la Fondation Jean Jaurès notamment, la pandémie a dessiné une nouvelle échelle des priorités, dans laquelle la pertinence de la croissance économique en tant qu’objectif est interrogée : "Peut-on voir là l’amorce d’un nouveau paradigme économique et social, en lien direct avec l’impératif écologique, autre mantra de l’époque ?". La crise marque donc une certaine rupture, à l’issue de laquelle la Fondation Jean Jaurès souhaite une remise en question de l'hyper-consumérisme, de l’augmentation des inégalités économiques, etc. L’accompagnement de cette rupture pourrait passer, selon la Fondation, par la mise en place d’un revenu universel qui serait alors érigé comme un "outil de refonte des solidarités."

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Pour Benoît Hamon, l’ancien candidat à la présidentielle en faveur du revenu universel, ce dernier ne rendra pas forcément plus heureux, mais donnera le choix avec par exemple la possibilité "d’acheter bio, des biens plus durables, réparables" afin de s’inscrire durablement dans la transformation écologique.

"Revenu universel, l’antidote social à la pauvreté ?" Conférence avec Benoît Hamon du 15/12/2020 organisée par Sciences Po Alumni autour du livre Ce qu'il faut de courage. Plaidoyer pour le revenu universel. de Benoît Hamon paru en octobre 2020

Pq. II. 4. B.

C. Une décroissance qui n'a pas de sens ?

Sans prendre résolument parti pour la croissance, certains acteurs critiquent l’idée de prôner le revenu universel comme outil de décroissance. C’est ainsi le cas de François Legendre, économiste en faveur du revenu universel, qui lors de l’entretien qu’il nous a accordé a déclaré qu’on "sous-estime complètement la croissance, qui est peut-être plus faible, mais beaucoup plus riche." Il invite ainsi à la réévaluer, notamment au vu du fait qu’"on détruit beaucoup moins de ressources naturelles qu’avant." Il ne croit pas à "l'idée que la planète est de taille fixe, que les ressources sont de taille fixe et que du coup la croissance est limitée". Pour lui, '"on peut tout à fait vivre, il faut juste s'imposer des règles." Ainsi, il repousse l’argument d’un revenu universel financé par des taxes écologiques, comme la taxe carbone, qu’il estime conduire à faire payer aux pauvres la transition écologique. Selon lui, il faut "tripler le prix de l'électricité, de l’essence, de l’eau mais donner 200€ par personne et par mois pour leur permettre de faire face à ça. Parce qu’en triplant le prix de l’essence, les riches prennent beaucoup plus cher que les pauvres, qui prennent les transports en commun !" Il insiste sur le fait qu’il faut laisser le choix, en donnant de l’argent, et "les gens font ce qu'ils veulent, soit ils achètent une voiture électrique soit ils se mettent le double vitrage."

5. Une société membre d'une Europe unie

Si quelques défenseurs du revenu universel plaident pour son instauration à l’échelle de l’Europe entière, comme Philippe Van Parijs qui soutient l’idée d’un euro-dividende, la Fondation Jean Jaurès, proche du Parti Socialiste, déplore que le revenu universel soit rarement défendu "comme une mesure nécessaire pour donner corps à la notion d’Europe sociale". La Fondation considère ainsi qu’un revenu universel européen serait un outil majeur d’"une refondation européenne", pour garantir son unité et sa reconstruction économique. Le Mouvement Français pour le Revenu de Base soutient également cette position, sans argument propre, mais en se faisant relais par exemple de l’euro-dividende promu par Philippe Van Parijs. Ce dernier développe ainsi dans la dernière partie de son livre Le Revenu de Base inconditionnel l’idée d’introduire un revenu universel "dans toute l’Union européenne (ou du moins dans la zone euro) d’un montant pouvant varier suivant le coût moyen de la vie dans chacun des États membres" et financé par la TVA.

 

Pour l’économiste François Legendre, le revenu universel "pose vraiment la question de la communauté politique et se télescope avec la construction européenne." Il estime que "si on n’offre pas de débouchés sociales à l'Europe, c'est l'Europe libérale, et on est mort" Le revenu universel serait pour lui le moyen "de construire un espace, une citoyenneté européenne qui serait basée sur un revenu universel." Il souligne également que s’il s’agit de logiques inclusives d’un côté, elles résultent de logiques exclusives de l’autre. Ainsi, il n'est pas question pour lui d'accorder le revenu universel aux étrangers. "Ce sera réservé aux citoyens européens. Ça c'est très clair pour moi" nous confie-t-il dans l’entretien qu’il nous a accordé le 3 avril 2021.

Philippe Van Parijs & Yannick Vanderborght, Le Revenu de base inconditionnel, 2019, La Découverte, page 386

Pq. II. 4. C
Pq. II. 5.

  Conclusion

Au regard de ces grandes oppositions structurantes, nous pouvons constaté qu’il n’existe pas un bloc unifié qui serait d’accord sur les objectifs de la mise en place d’un revenu universel. Nous sommes plutôt face à une mosaïque de positions qui se rejoignent sur certains sujets et s’éloignent sur d’autres. Si nous avons fait une différence entre les objectifs de politique publique à court terme et les sociétés futures imaginées par les défenseurs d’un revenu universel, force est de constater que la frontière entre ces deux dimensions de la question "pourquoi" est poreuse. Ces deux formes d’objectifs sont en réalité bien complémentaires, s’alimentent mutuellement et se légitiment l’une l’autre. 

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C’est dans la définition des problèmes d’aujourd’hui que se joue la création de la société de demain. C’est en tout cas ce que nous pouvons penser du développement des propositions de revenu universel. Les défenseurs d’un revenu universel porteur de croissance économique, comme celui de Gaspard Koenig, voient dans le chômage un problème majeur, que le revenu universel pourra régler en faisant office de filet de sécurité. Les défenseurs d’un revenu universel qui répond à la problématique de l’automatisation du travail, comme celui de Benoît Hamon, ne voient pas le chômage comme un problème mais comme un symptôme. Le revenu universel est pensé comme l’outil de transition vers une nouvelle société. Pour les partisans du salaire à vie, c’est la définition même de la valeur qui est remise en cause et construite comme un problème, et la proposition du Réseau Salariat qui doit résoudre cette situation. Nous voyons bien ici l’articulation entre le travail de problématisation du réel et l’effort d’imagination de l’avenir que les acteurs déploient dans cette controverse.

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Nous avons exploré jusqu’ici des aspects très abstraits du revenu universel. Pourtant, le revenu universel, sous toutes ses formes, ambitionne de se concrétiser en devenant une nouvelle forme d’action publique. Mais qui avantagerait-il vraiment ? Comment alors les acteurs de la controverse imaginent les modalités concrètes de leurs revenus universels ?

Pq. Conclu

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Un revenu universel, pour qui ?
Quelle(s) forme(s) d'universalité ?

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