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David Cayla

Entretien avec l'un des membres du groupe
Les économistes atterrés.

Réalisé le 8 avril 2021 en visioconférence par Léa Paire et Thomas Girard

Bonjour David Cayla,

Pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser à la question du revenu universel ?

La question du revenu universel a une place tout à fait spécifique. Le revenu universel est une manière de marchandiser la relation sociale puisqu’il y a l’idée de faire des individus des consommateurs. Il y a cette idée que, grâce au revenu universel, les individus vont pouvoir être émancipés et libres et vont pouvoir participer pleinement à la société. Or mon sentiment est que c’est une vision erronée de la société car être un acteur ne signifie pas simplement avoir un revenu et être un consommateur mais aussi être acteur et avoir une certaine dignité. On rentre dans des choses qui sont vraiment au cœur de mon travail de chercheur, c’est-à-dire l'articulation entre l'économie et la société.

Au moment où vous avez décidé de vous intéresser à la question du revenu universel en 2016, est-ce qu'il y a des initiatives en particulier qui vous ont intéressé et qui ont attiré votre attention ?

Oui, il y a eu le Mouvement Français pour un Revenu de Base (MFRB). J'ai commencé à travailler sur le sujet au printemps 2016, alors qu’on n'est pas encore en pleine campagne présidentielle. Le revenu universel est ensuite revenu en force à l’automne 2016, avec le débat de la campagne présidentielle. Si je reprends la liste, il y a eu Marie-Noelle Lienemann chez les Verts, Benoît Hamon bien sûr, Nathalie Kosciusko-Morizet à droite, ... On s’est donc retrouvé avec un ensemble de gens qui ont commencé à défendre cette idée, à mon avis sous la pression de certains lobbys ou de certains groupes bien organisés comme le MFRB ou le LIBER. Elle semblait alors une idée nouvelle, jeune et disruptive. Le débat public commence donc 6 mois après que j'ai écrit mon chapitre, bien qu’il fût déjà porté par des associations. Ensuite, le débat s’est enchaîné puisque j'ai été souvent invité pour des conférences, des émissions, des radios, … Cette période de fin 2016 a été assez mouvementée. Je tiens à préciser que je me suis très souvent retrouvé en minorité sur cette question, notamment vis-à-vis des gens de gauche.

Aujourd’hui, si vous deviez faire un état des lieux de vos projets et de vos activités en lien avec le revenu universel, que serait-il ?

Mon sentiment est que j'ai fait le tour de la question, en tant que chercheur ça ne m'intéresse plus. Je n’ai plus beaucoup d'activités sur le revenu universel même si je continue de répondre aux sollicitations. Je crois d’ailleurs qu’on ne le fera jamais. On nous parle souvent d’expérimentations- et d’ailleurs on pourra y revenir parce que ces expérimentations sont une vaste blague : aucune ne nous dit quoi que ce soit si ce n’est que les gens sont heureux de gagner plus d'argent, et il n’y avait pas besoin de l’expérimenter pour le savoir. Mais la question au cœur du débat du revenu universel est bien plus vaste que simplement donner de l'argent à tout le monde. On pourrait d'ailleurs l'appeler l'impôt universel puisqu’il s’agit simplement d’un système de vases communicants : les gens ne sont pas plus riches après. C'est d'ailleurs ce qui trompe beaucoup les gens, j'ai vu des campagnes du Mouvement Français pour le Revenu de Base qui disait : « et vous, qu'est-ce que vous feriez avec 500 euros de plus par mois ? ». Le système ne peut en réalité pas fonctionner ainsi, et notamment sur la question du rapport au travail et l'idée comme quoi les gens travaillent moins. Le souci est que ça ne boucle pas, c'est-à-dire que le revenu universel servirait à acheter des choses que les gens ont produit par le travail. On ne va pas tous travailler moins et tous consommer davantage ou même tous travailler moins et tous consommer autant, ça ne peut pas marcher.

Sur quels textes se sont principalement basées vos recherches ?

J'ai beaucoup lu des textes qui étaient en ligne, notamment les documents du Mouvement Français pour un Revenu de Base, le texte sur le réseau salariat de Bernard Friot qui n’aborde pas le revenu universel au sens strict mais qui appartient tout de même à la grande mouvance, le livre de Baptiste Mylondo, la note publiée par la Fondation Jean Jaures. Je ne suis pas allé jusqu’à lire les grands ouvrages des philosophes comme Van Parijs, j'ai d’ailleurs eu l'impression qu’on tournait un peu en rond alors je ne me suis pas plus intéressé.

Vous rejetez une grande majorité des propositions de revenu universel qui ont été faites jusqu’à présent, êtes-vous seulement contre ces propositions-là ou êtes-vous contre l’idée d’un revenu universel en elle-même ?

Je ne suis pas contre le revenu universel, je suis contre ce qui est derrière, c’est-à-dire qu’on nous dise qu’il s’agit de la solution à tous les problèmes. Mon sentiment est qu'on pourrait tout à fait organiser un revenu universel mais qu’il n’entraînerait absolument pas ce que disent ses partisans. C'est possible financièrement : on taxe beaucoup tout le monde, entraînant une très forte augmentation des impôts, et on redistribue cet argent à la population. Mais je crois que ça ne changera rien. Les animations du Mouvement Français pour un Revenu de Base sont d’ailleurs assez intéressantes car ils n'ont pas mis à jour leur chiffre : ils parlent toujours d’un revenu universel à 450€ alors que le RSA est à 560 euros. Ainsi, le cœur du propos du Mouvement Français pour un Revenu de Base est un revenu universel qui ne changera quasiment rien puisque le revenu des plus pauvres ne changera pas. Ce qui m'agace le plus sont les gens qui disent : « c'est la solution révolutionnaire à tout, ça résout tous les problèmes : la pauvreté, le souci des emplois précaires, … » En réalité, les gens sérieux qui regardent le financement nous démontrent que ça ne change quasiment rien aux inégalités, notamment pour les titulaires du RSA. C'est donc une escroquerie intellectuelle. Je ne dis pas que ce n’est pas faisable, mais je ne crois pas que ce soit opportun. Je crois surtout qu’il s’agit d’une fausse utopie, c'est à dire que c'est l'utopie de ceux qui n'ont pas d’utopie, de ceux qui ne raisonnent qu’à partir du cadre actuel pour lesquels la pauvreté est un simple manque d'argent. Alors, donner de l'argent résoudrait le problème de la pauvreté. Cependant, je crois que la pauvreté est un problème d'exclusion, d’absence de dignité et de non-appartenance à la société. C'est un problème de pouvoir au sens général du terme et pas uniquement de pouvoir d’achat. C’est un rapport de domination.  Je trouve donc stupide de penser que donner 500 ou 600 euros à tout le monde résoudra la pauvreté.

Vous parlez beaucoup d'un revenu universel autour de 500 euros, mais quelle est votre position quant aux propositions plus élevées, telles que celle de Bernard Friot à 1500 euros ou celle de Baptiste Mylondo au niveau du seuil de pauvreté ?

On fait face à un autre problème : ce n’est plus faisable. C'est contradictoire dans les termes, notamment la proposition de Baptiste Mylondo. Il veut donner aux gens un pouvoir de consommation donc ils pourront prélever sur la richesse produite, mais il oublie de réfléchir à la question de la production de cette richesse. Baptiste Mylondo affirme que le problème de la production ne se posera pas parce que les gens vont continuer à travailler, sauf qu'il oublie de dire que si tout le monde consomme davantage, ça ne peut pas marcher. Il y a donc plusieurs questions. Il y a la question de la fiscalité, c'est-à-dire la question du financement qui est souvent passée sous silence. Financer 500€ par mois est possible, mais financer 1000€ par mois signifie une taxation beaucoup plus forte. Le problème devient alors celui du rapport au travail, qui me semble être le plus important. Je ne crois pas que l’on puisse libérer les gens du travail juste avec un revenu universel. On arrive sur des réflexions comme celle d'André Gorz sur le travail hétéronome.

Il y a deux choses qui posent problème au niveau du travail :
- Il y a la contrainte que c'est en soi, c'est-à-dire le fait de devoir travailler pour vivre. On nous dit que le revenu universel nous libérerait du besoin de travailler pour vivre. On oppose donc le revenu universel au travail. On compte sur le fait que les gens ne vont plus prendre certains types d'emplois pénibles, ce qui est un véritable problème car ils sont actuellement nécessaires. Je prends souvent l'exemple des employés qui s'occupent des personnes âgées qui sont à l'hôpital avec Alzheimer, ce sont des emplois absolument nécessaires. On peut penser à plein d'autres choses : notre système d'égouts, nos systèmes de traitement des déchets, les agents de police qui font la circulation, …  La société ne peut pas fonctionner sans ces emplois et le problème est donc le suivant : si on dit aux gens qu’ils peuvent gagner de l'argent sans travailler, comment va-t-on faire pour organiser ce travail ? Ce travail nécessaire pour la société n'est pas dépendant du bon vouloir des individus et de leurs envies. Il y a un ensemble de choses que l’on n'a pas envie de faire mais qu'il faut faire. Moi je dis que l’on pourrait tout à fait avoir un revenu universel élevé qui permettrait aux gens de décider de travailler ou non, mais la contrepartie serait un travail obligatoire sous forme de service civique de 4 ou 5 ans pour tout le monde. Ainsi, ce travail essentiel à la société pourra être fait. Finalement, il y aurait un travail obligatoire puis, ensuite, une rente à vie. Dans ce cas-là, je comprendrais mais dire comme Bernard Friot ou Baptiste Mylondo que l'objectif est que tout le monde travaille moins, qu'on soit plus libéré du travail et que chacun travaillerait comme il veut, ça ne marche pas.
- Le deuxième aspect est que le travail est une organisation sur l'exploitation. C'est une organisation complexe assez rigide, avec une hiérarchie et des règles, et on trouve rarement l'émancipation du travail même si celui-ci peut être en soit agréable. On ne peut pas travailler seul, on travaille toujours collectivement. Ainsi on doit s'organiser avec un ensemble de règles qui sont forcément contraignantes. Considérer qu’on peut se soustraire des règles collectives pour faire un travail qui, par nature, est collectif est impossible. Le travail sera toujours nécessaire, sauf si on arrive à tout mécaniser dans une société utopique où on pourra garder nos personnes âgées et éduquer nos petits enfants par des robots, mais on est très loin d’en être arrivé là. On fait donc face à une double hétéronomie du travail : la première est les besoins sociaux qui sont indépendants du vouloir des individus, par exemple le nombre de malades du COVID est indépendant du nombre de personnes qui veulent devenir infirmier ; la deuxième est le fait que le travail est, par nature, très souvent collectif. Il nécessite des collaborations, notamment lorsqu’on est 1000 ou 2000 à travailler sur la production de quelque chose. Alors s’imposent forcément d'énormes contraintes.

Ainsi, plutôt que d’affirmer que le revenu universel va supprimer toutes ses contraintes, il faudrait organiser les contraintes de manière à ce qu'elles ne pèsent pas uniquement sur les mêmes personnes. Disons : « Faisons un revenu universel et obligeons tout le monde à donner de leur temps de vie pendant 5 ans ». Évidemment, il y aurait plein de problèmes car ce serait une société très différente, mais ce serait possible. Cependant, dire que toute l’hétéronomie du travail va disparaître avec un revenu universel, je ne suis pas d’accord. Le travail, c'est produire pour les autres. Les autres ont besoin du travail que chacun peut apporter et il faut pouvoir répondre à ce besoin. Je ne dis pas que toutes les activités sont absolument nécessaires, le marketing téléphonique ne sert à rien par exemple, mais en réalité il n’y a pas grand-chose dont on puisse se dispenser.

Baptiste Mylondo avance que les gens ne travailleraient pas moins avec un revenu universel. Il dit aussi se baser sur des expérimentations pour affirmer cela…

Baptiste Mylondo dit deux choses contradictoires : il dit que les gens ne travailleraient pas moins et il dit aussi vouloir arriver vers une société sobre, où les gens travailleraient moins. Pour affirmer cela, il s'appuie sur une expérience qui est celle des gagnants à vie du loto de Belgique ou du Québec. Les gagnants recevaient une rente à vie de 1000€ ou 1500,00€ par mois et on observait leur comportement. On a constaté qu’ils continuaient de travailler autant donc il en déduit que l’on peut avoir un revenu universel et continuer à travailler autant. Il oublie cependant une partie des choses : les gens consommaient plus. Le problème est que cette expérimentation est intéressante à l'échelle locale mais elle n’est pas extensible. On ne peut pas tous travailler autant et tous consommer plus. On voit le même problème pour toutes les expérimentations qui ont été faites en Finlande ou ailleurs : ces expérimentations fonctionnent toujours avec de l'argent extérieur, elles ne sont donc pas reproductibles. La seule expérimentation qui vaudrait le coup serait que les gens financent eux-mêmes leur revenu universel. Si on veut expérimenter en conditions réelles, il faudrait que les gens qui bénéficient du revenu universel, donc l’ensemble de la communauté qu'on veut regarder, paye ce revenu universel. Malheureusement aucune expérience ne fonctionne ainsi. Toutes ses expériences sont des arnaques, y compris l'expérience de réel de Baptiste Mylondo.

Vous dites que le revenu universel est un impensé social et économique (baisse de production de richesses, risque d’inflation, non-occupation des emplois pénibles), comment est-ce possible que chez tous ces promoteurs du revenu universel, cette considération soit à ce point absente de leur raisonnement ?

Depuis que je suis dans le débat public, je m’aperçois qu’il y a beaucoup de gens qui ont des solutions. Ces gens qui ont des solutions, ils veulent convaincre les autres qu’ils ont leurs solutions, et ils finissent par avoir leur légitimité du fait qu’ils proposent leur solution. Moi je pense qu'il y a effectivement l'idée qu’on a besoin de croire en des trucs quoi… moi je ne dirais que cela, après je mets de côté Bernard Friot qui est un peu différent dans sa manière de raisonner ; même si je trouve que son truc ne tient pas la route quand même. Notamment son argumentation sur le salaire à vie : il dit parfois que le salaire à vie c’est les retraités, il prend l’exemple des retraités et il dit « regardez les retraités
travaillent ». Alors effectivement les retraités travaillent, mais ils travaillent pour des choses qui les intéressent : c'est pas pour des besoins sociaux puisqu’ils gardent leurs petits-enfants, mais ils gardent pas les petits-enfants des autres (notamment ceux qui ont pas de grands-parents et qui auraient besoin d’être gardés) et c'est tout le problème. Et en même temps, Bernard Friot va dire que le salaire à vie c'est la fonction publique. Et là, mais attendez Bernard ça fait longtemps que vous n’avez pas mis les pieds dans une administration publique. Je veux dire, les gens ne sont pas libres dans une administration publique. Il y a du burn out, il y a du surtravail, il y a des qualités de travail qui sont terribles et les comparer avec des retraités, je suis désolé mais c'est faire le jeu de la droite. Ces fonctionnaires ne sont pas des retraités, ce ne sont pas des gens libres dans leur travail.

C'est intéressant quand vous parlez des grands-parents qui gardent leurs petits-enfants parce que  vous dites que c'est validé socialement pour eux mais pas pour les autres. Mais du coup, sur quels critères on peut se baser pour considérer qu'un travail est socialement validé dans notre société ?

Là vous pouvez lire Jean-Marie Harribey, je me suis inspiré de ce qu'il dit. Et effectivement, le problème qu'on a, c'est la définition du travail. On a besoin de définir le travail, qu'est-ce que c'est qu'un travail? Qu'est-ce que le loisir ? Alors on a Baptiste Mylondo qui dit finalement qu’il ne faut pas les définir, chacun fait ce qu'il veut et contribue socialement, ce qui n’est pas faux car on contribue socialement au-delà de son travail, je veux dire on contribue socialement en jouant aux cartes avec ses amis. Bref, on a heureusement plein d'activités sociales utiles qui sont pas du travail. Donc le problème c'est qu'on a une vision un peu normative. On a le travail d'un côté, les loisirs de l'autre. En gros là on se fait plaisir à soi, c'est du loisir, on fait plaisir aux autres, c'est du travail ; mais très vite on s'aperçoit qu'on fait aussi plaisir à soi en faisant plaisir aux autres, etc, donc ce n'est pas si simple. Du coup la question qu'a posée Jean-Marie Harribey c'est de dire -et je suis d'accord avec ça- : ce qui est du travail, c'est ce qui est socialement validé ; c’est-à-dire ce qui remplit des besoins sociaux. Mais ces besoins sociaux, attention, ce ne sont pas mes besoins à moi, ce ne sont pas les besoins de mon voisin, ce sont les besoins de la société. Et donc, comment la société valide-t-elle un besoin? Et bien elle la valide de deux manières. Premièrement, par le marché, c'est-à-dire le nombre de ventes qu'on aura. On a une activité qui devient travail parce qu'elle est marchande et que du coup elle procure un revenu d'où l'aspect professionnel. Ou alors c'est par la collectivité, c'est-à-dire qu’on a ici la fonction publique, le travail non marchand qui est financé par les impôts. Donc c'est une autre manière de valider, c’est-à-dire la collectivité, c'est à dire l'état, en d’autres termes le pouvoir politique qui valide et qui dit « on a besoin de professeurs ou d'infirmiers ou de médecins à l'hôpital ». Et donc on recrute ces gens. Ce n’est pas une activité marchande parce que ça ne passe pas par une validation sociale par le marché, mais ça passe par une aide sociale qui est liée au politique.

Et dans ce cas-là qu’est-ce qu’on fait du bénévolat en association par exemple? Du coup, est-il exclu de cette validation sociale ?

Alors ça, c'est un peu plus compliqué. Pour l'association, ça dépend quelle association. Mais si c'est une association qui est financée par les pouvoirs publics et qui est agréée par les pouvoirs publics, et bien on ne pourra pas dire que ce n'est pas socialement validé. Voilà. Après si c'est du bénévolat dans le cadre d'une association comme la Croix-Rouge, oui bien sûr. Par contre si c'est le club d'échecs à côté, non, ça, on ne va pas dire que c'est du travail et d'ailleurs je ne pense pas que les gens pensent que c'est du travail. Maintenant, si c'est le club d'échecs institutionnels financé par la mairie, là peut-être. Donc c'est là toute la question de la validation sociale, et évidemment on arrive toujours à la limite. Disons qu’il faut essayer de trouver un critère de démarcation.

Tout à l'heure, vous parliez de la pauvreté et de cette idée que la pauvreté, ce n'est pas seulement la pauvreté économique, c'est aussi l'exclusion de la société, etc. Et du coup, ça m'a fait penser à la question des non-recourants aux aides sociales qui finalement ne sont pas recourants parce que par définition, ils sont exclus et que donc ils n’ont pas forcément accès aux informations etc. Qu'est-ce que vous en pensez par rapport au revenu universel ?

Alors je pense que là, c'est un bon argument du revenu universel. Il y a un taux de non-recours très important du RSA, de l'ordre de 40 % . Ce qui est énorme. Ça veut dire 40 % des gens, qui auraient droit au RSA n’y ont pas droit. Après il y a des arguments fallacieux de mon point de vue.

Le premier argument qui est, à mon avis, un peu fallacieux c'est de dire que ça stigmatise et que donc les gens n'osent pas, ils ont honte. Donc si on fait un revenu universel, il n’y aura plus cette stigmatisation. Moi je trouve ça un peu fallacieux, ce n’est pas marqué sur notre front qu’on touche le RSA : cette idée de stigmatisation ne me paraît pas aussi simple. Si on n'en parle pas, les gens ne sont pas censés savoir. Donc je ne suis absolument pas convaincu par ça.
Et après, ils disent que pour supprimer le non-recours, on va distribuer à tout le monde ; ce qui est quand même une façon bizarre de supprimer le non-recours : on ne distribue pas des allocations familiales à tout le monde parce qu’il y a du non-recours. En revanche je pense que, il y a effectivement un problème de non-recours, mais qui peut sans doute être traité différemment qu'en distribuant un revenu à tout le monde. Par exemple, en multipliant les assistants sociaux, en faisant un travail d'accompagnement. Et là, il se trouve un autre problème qui pour moi, du coup, justifie de ne pas faire de revenu universel : avec le RSA, on a quand même l'énorme avantage d'identifier les catégories qui sont dans le besoin. C'est-à-dire que si on verse un revenu universel, on n'aura plus la capacité de mener des politiques d'inclusion, de réinsertion qui sont absolument nécessaires. Et je pense que l'idée que les gens doivent contribuer socialement, c'est une idée anthropologique. Je ne pense même pas que ce soit un problème de société capitaliste. Je pense qu’on a tous besoin de se sentir utile aux autres et donc de contribuer à la société, y compris dans des sociétés qui n'ont rien à voir avec les sociétés capitalistes. C'est vrai, chez Marcel Mauss quand il étudie les tribus indiennes d’Amérique du Nord, c'est vrai chez tout le monde. Et le problème de l'exclusion, c'est ça. Et donc dans une société capitaliste, parfois c'est compliqué parce qu’on a un phénomène d'anomie, un phénomène de perte de lien social, notamment dans les grandes villes. Et donc il est nécessaire d'avoir tout un ensemble de personnel dédié à la réinsertion. Si on fait un revenu universel, il n'y aura plus ces personnes. On va noyer dans la masse les gens qui ont des vrais problèmes sociaux et ça, je pense que c'est un danger, c'est à dire qu'on ne va plus mettre en œuvre des politiques d'inclusion. Et là ils nous disent « oui, mais on pourra toujours avoir des programmes », mais on va se retrouver du coup avec un taux de non-recours cette fois-ci, qui va monter à 90 %. C'est un peu comme le tutorat dans les universités : moi je suis responsable vice-doyen à la pédagogie de l'université et vous savez, quand on met en place un tutorat facultatif, il n’y a que les bons étudiants qui y vont. Si on met les tutorats obligatoires après avoir fait un test, là on va vraiment aider les gens. Et bien c'est un peu le même problème, c'est-à-dire que si on fait des dispositifs d'accompagnement pour tout le monde et qu’on dit « venez qui veulent, même sous critères sociaux », alors on va avoir des critères sociaux mais on manquera aussi énormément de gens. Alors qu’avec le RSA, il y a la carotte et le bâton. Enfin il ne faut pas dire bâton parce qu'en réalité ce n'est pas pour empêcher, au contraire, c'est pour les accompagner dans l'émancipation. Mais donc le RSA permet de repérer les gens.

Troisième chose, le revenu universel ne sera jamais universel. Il y aura toujours un peu de non-recours, et ça c'est absolument nécessaire, ils n’en parlent jamais, les partisans du revenu universel. Déjà, il faut un compte bancaire pour verser le revenu universel ou il faut une administration pour gérer le revenu universel. Il faut que les bénéficiaires aient une identité. Il va bien falloir organiser une administration pour le gérer, trouver des comptes bancaires, donc il va bien falloir que les gens qui touchent le revenu universel se signalent d'une manière ou d'une autre ; et ceux qui ne se signalent pas ne pourront pas toucher le revenu universel. C'est le premier point. Le deuxième point : qu'est-ce qu'on fait des étrangers en situation irrégulière? Qu'est-ce qu'on fait des étrangers en situation régulière? Qu'est-ce qu'on fait des Français qui sont expatriés ou qui vivent à l'étranger? Quelle est la limite? Et là pour moi, elles sont très floues. En fait universel, ça ne veut pas dire grand-chose. Enfin, ça veut dire tout le monde ; mais on ne peut pas donner le revenu universel à tous les habitants de la terre, donc ça veut dire qu'il va falloir trouver des critères de démarcation. Et là, on va se retrouver avec le même problème, c'est à dire que pour avoir le RSA il n’y a pas besoin de la nationalité française, il faut être résident sur le sol français, alors vous pouvez tout à fait trouver des gens qui sont sur le territoire français, sans y être officiellement résident. Après, il y a des gens qui ne résident dans aucun pays, qui passent d'un pays à l'autre comme ça et qui passent moins de 6 mois dans chaque pays. Et en fait, ils n’ont pas de lieu de résidence. Alors, qu'est-ce qu'on fait? Il faudra bien faire quelque chose par rapport à tous ces cas, tous ces cas limites. Et je ne vois pas comment on peut avoir un revenu universel pour des gens qui sont en situation irrégulière. Par définition, il y a un peu une contradiction dans les termes : on va continuer à voir des gens qui mendient dans la rue et on n'aura pas résolu complètement le problème de la grande pauvreté. Si en même temps qu'on fait ça, on supprime tous les services sociaux à côté pour faire des économies, et bien à mon avis on se retrouvera perdant et notamment en ce qui concerne toutes les démarches d'inclusion, d'insertion dans l'emploi, etc… tout ça va disparaître. Donc au final je ne crois pas du tout qu'on luttera contre la pauvreté avec le revenu universel, pour cette raison même que finalement on n’identifie plus les pauvres et ceux qui ont besoin. Et on ne supprime pas non plus la pauvreté parce qu'il y a des gens qui ne pourront pas y accéder quand même.

On voulait aussi revenir un petit peu du coup sûr les propositions alternatives que vous aviez évoquées tout à l'heure, par exemple l’idée d’un service civique, d’une réduction du temps de travail ou même d’une amélioration des conditions de travail, d’une augmentation du SMIC, etc. Est-ce que vous pouvez approfondir un petit peu ces différentes propositions ?

Cela me rappelle un qui est revenu récemment avec la question du RSA généralisé à l'ensemble de la jeunesse et là aussi, j'ai pris une position qui était plus polémique, y compris chez les Économistes Atterrés. J'ai dit que je ne trouvais pas que c'était une bonne solution, le RSA généralisé à la jeunesse. En fait, j'ai tenu un peu le même raisonnement que je vous tiens ici. C'est-à-dire que le problème de la jeunesse actuellement, c'est trois choses différentes : l'exclusion pour ceux qui ne sont pas en études, qui ne trouvent pas de boulot et qui n’ont pas de diplômes. Et ça, ça demande des matchs d'insertion. Donc on a la garantie jeunes, mais elle n'est pas suffisante pour la généraliser, il faut l'approfondir. Il y aussi les étudiants qui perdent leurs boulots d'étudiants, et pour ceux-là, il faut renforcer les bourses mais sous conditions qu'on soit étudiant bien sûr. Et puis y a le problème des étudiants qui ont achevé leurs diplômes et qui ne trouvent pas de boulot. Et pour ceux-là, il faut leur donner un travail, et leur donner le RSA ça ne comblera pas leur problème. Donc en fait moi, j'explique aux partisans de la généralisation du RSA que c'est un outil qui ne répond à aucun problème réel. C'est à dire qu'il ne répond pas au problème de l'exclusion de gens qui aujourd'hui touchent la garantie jeunes ; parce que la garantie jeunes, c'est des mécanismes d'insertion bien plus performants. Cela ne répond pas au problème des étudiants parce qu’eux, ils ont un problème spécifique qui est celui de financer leurs études. Et enfin, ça n'aide absolument pas ceux qui sortent de leurs études ; parce qu'on ne va pas leur donner le RSA et attendre deux ans ou trois ans comme ça.

Et en fait, c'est un peu la même chose que j'ai envie de vous dire. C'est-à-dire que pour les alternatives, tout dépend de ce qu'on veut faire. Comme je dis, le problème du revenu universel, c'est que c'est une solution multifonction, c'est censé tout résoudre. Pour moi, il y a des problèmes très différents et il faut prendre chacun des problèmes et voir ce qu'on peut faire. Prenons la question de la pauvreté. Pour l’exclusion, la pauvreté, il faut des assistants sociaux, il faut des personnes qui participent, des programmes sociaux. Par exemple, un programme que j'aime beaucoup, c’est le programme territoires 0 chômeur de longue durée qui a été expérimenté dans 10 territoires. Il faudrait généraliser ce dispositif parce qu’à mon avis, il est très efficace, très utile pour les gens. Il coûte de l'argent, mais à mon avis il coûtera moins que le revenu universel, et au moins il sortira vraiment les gens de l’exclusion. La garantie jeunes n'est pas satisfaisante, il faut la multiplier, notamment pour les jeunes. Voilà donc tous ces dispositifs d'insertion sont absolument nécessaires. On peut bien sûr augmenter le niveau du RSA qui est insuffisant. On peut aussi améliorer d'autres choses, par exemple la question du logement ; parce que si on veut parler de vivre ensemble, de bien être, on ne peut pas parler que des revenus. Et là, il faut améliorer les services publics. Le logement, c'est un vrai problème aujourd'hui, et notamment la ségrégation qui a lieu dans le cadre du logement avec des territoires dans lesquels on a des ghettos, des immeubles avec seulement certains types de personnes pauvres etc. Donc évidemment ça, ça crée des problèmes sociaux très importants. Et puis l'ensemble des services publics, en fait. La culture éventuellement? Si on veut vraiment émanciper les gens, il ne faut pas juste leur donner un chèque tous les mois, il faut aussi leur apporter des services publics. Donc voilà. Premier élément, la démarche d'insertion. Deuxième élément, la question du revenu du revenu universel qui peut être un peu plus élevé. Et troisième élément, tout l'ensemble du service public.

Maintenant, si on veut résoudre le problème du mal-être au travail, là aussi il y a des outils, mais ce n'est pas le revenu universel : c’est la baisse du temps de travail, la démocratisation de l'entreprise, c'est la lutte contre un management qui crée des bullshits jobs et du burn-out, c'est réformer le droit du travail, mais cette fois-ci dans l'autre sens, c'est à dire en protégeant davantage de travailleurs. Et enfin, si on veut mettre en œuvre le revenu universel, pourquoi pas ? Mais alors faisons-le sérieusement avec, en contrepartie, un service civique obligatoire parce que là ce serait intéressant comme société. Alors c’est facile maintenant que j'ai 45 ans de dire « Les jeunes au boulot »,  mais je pense vraiment que dans une société qui a envie d'être une société,  il faut que les emplois nécessaires à la société soient pourvus d'une manière ou d'une autre. Après, on peut le faire de plein de façons différentes. Je ne dis pas qu'il faille absolument faire ça, mais pourquoi pas. Dans ce cas-là on assume que l’on met tout le monde au travail obligatoire pendant 4 ans, 5 ans -je n'ai aucune idée du temps qu'il faudrait-, et puis après tout le monde a droit à un revenu universel. D'ailleurs, si on devait le mettre en place, on pourrait tout à fait, faire en sorte que tout le monde participe au début, y compris les personnes plus âgées jusqu’à 65 ans. Mais là on sortirait du capitalisme ! Quitte à faire une société à la Bernard Friot, après, c'est à dire une fois qu'on a tous travaillé, qu’on a comblé les besoins sociaux, alors après on peut on peut mettre en place le système de Bernard Friot, c’est-à-dire un revenu avec des compétences et chacun fait comme il veut. Mais ceci dit, ce sont des solutions extrêmement utopiques, qui sortent vraiment du cadre actuel.

Vous dites qu’il faudrait prendre les problème individuellement et du coup, finalement votre solution ne serait pas tellement de complètement changer la structure de de l'économie actuelle ?

Si, si, moi je pense qu'on pourrait. En fait, si on veut régler des problèmes ponctuels, il faut les régler ponctuellement, c'est-à-dire le problème de l'insertion, le problème du mal-être au travail, etc, il y a plein d'outils qu'il faut utiliser. Maintenant, si on veut changer la société, il faut la changer vraiment ; et le revenu universel, ce n'est pas à changer la société pour moi. C’est garder la même société qu’aujourd’hui, mais hop, tout le monde a un revenu, et puis tout le monde doit payer plus d'impôts. Et puis en fait ça ne change pas vraiment la société et c'est cela qui m'embête. Par contre, le système que je viens de vous décrire une forme de communisme libéral avec un forme d'autoritarisme quand même parce que faut bien que les emplois soient pourvus, parce que là aussi on ne peut pas dire « Chacun fait comme il veut, vous allez voir, la santé va bien fonctionner », c'est comme une collocation : si chacun fait comme il veut, personne ne fait le ménage. Mais ça, c'est un peu une idée ultralibérale. Libérer les individus et tout sera harmonieux. Sauf que non, en fait ça ne marche pas comme ça dans la vraie vie. Donc si on veut vraiment libérer les gens, il faut qu'on crée un système d'obligations et de contreparties. Je ne dis pas que c'est ça que je veux absolument faire, c'est juste qu'il faut dépasser la logique un peu marchande et capitaliste. Et par nature, le revenu universel, c'est une solution marchande. C'est-à-dire que l'objectif sera quand même de faire de vous des consommateurs qui vont racheter des choses marchandes. Contrairement à ce que dit Benoît Hamon, qui comprend les choses à l'envers.

Si vous avez encore cinq minutes pour quelques petits mots de conclusion, on voulait savoir un petit peu comment vous vous positionniez ; parce qu'on on sait que les opposants au revenu universel ne sont pas très visibles dans le débat public, et vous disiez d’ailleurs tout à l'heure que même au sein des Économistes Atterrés vous aviez des prises de position un petit peu polémiques parfois.

Je pense que là-dessus, on est d'accord sur les arguments. Après, ils n’ont pas forcément tous la même façon de penser les choses. Mais le problème quand on est contre le revenu universel, c'est qu'on finit souvent par être taxés de partisans du statu quo. C'est un peu agaçant, parce que ces gens arrivent avec leur solution avec un grand S ; et nous on leur explique que cette solution risque de ne pas marcher, alors on est taxés de partisan du statu quo. Donc c'est un débat qui est évidemment un peu biaisé. Encore une fois, je ne suis pas hostile au revenu universel, juste au discours autour. Et par ailleurs, je suis hostile à la société de marché et pour moi, le problème du revenu universel, c'est qu’il nous conduit à une société de marché ouvert.

Et j'ai quand même mûri sur ce sujet avec les années, et avec le fait que j’ai commencé à beaucoup travailler sur le néolibéralisme ces derniers mois, ce qui a nourri ma réflexion. Du coup, j'ai rajouté un autre argument : je pense que le revenu universel est finalement très conservateur. C'est une vision très conservatrice de la révolution, c'est-à-dire qu’on va donner aux gens de l'argent, et hop vous allez voir, on va sortir du capitalisme alors qu’en fait non, c'est même l'inverse. Il faudrait plutôt penser autrement, c'est-à-dire penser la question de la production du rapport social. Il faudrait penser la pauvreté autrement que par une question de revenus. Donc on revient encore sur l'articulation société et économie. Et on a finalement une solution qui est très économique : voilà de l'argent. Et je pense que beaucoup d'associations comme le secours populaire ou d’autres ne sont pas favorables au revenu universel parce qu'en fait, il voient bien que le problème de la pauvreté ce n’est pas un problème de revenu uniquement.

Merci David Cayla !

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