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François Legendre

Entretien avec un économiste et membre de l’Association
pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence.

Réalisé le 3 avril 2021 en visioconférence par Blandine Chevestrier et Lucas Pène

Bonjour François Legendre,

Comment en es-tu arrivé à étudier le revenu universel ?

Je suis enseignant chercheur et l'une des difficultés de mon métier, c'est de choisir les thèmes de recherche. Dans ce choix que j’opère, il y a en partie mes valeurs. Je ne suis pas du tout militant. Je suis assez à gauche mais en même temps j'essaye de faire mon métier sans du tout cacher le fait que je sois assez à gauche. Donc je m'intéresse à la question du revenu universel parce que d’une part, cela correspond à mes valeurs. Je pense que le revenu universel serait une nouvelle branche de la protection sociale, et une extension de la protection sociale. J'observe que les inégalités ne se réduisent plus, que les périodes s'annoncent troublées, avec la mutation de l’emploi... Je ne suis pas trop dans la fin du travail, je suis beaucoup plus dans l'idée que les années qui viennent sont des années compliquées, qui exigeront des gens de pas mal changer. 
Et dans le choix du thème de recherche, il y a aussi la nécessité de répondre aux exigences de son métier. Pour nous économistes, une partie de notre métier c'est de contribuer au débat public.
On est dans un pays relativement riche, avec une exigence d'assurance de sécurité qu'il y a moins dans les pays pauvres, donc je pense que la question du revenu universel est très importante, car il y a une demande sociale très forte de sécurisation des revenus.

Même si tu n'es pas militant, quel est ton argument principal pour l'instauration d'un revenu universel ?

Dans cent ans, ça semblera évident que l'un des éléments de la protection sociale d'une société moderne est le revenu universel. Ça semblera évident de la même manière que des choses qui ne semblaient pas évidentes il y a cent ans (un impôt sur le revenu, un salaire minimum) font partie de l'évidence actuelle. Moi je suis à fond pour un revenu universel. Il y a plein de raisons, il y a aussi des raisons d'opportunité. La période est compliquée, il y a vraiment la nécessité beaucoup plus politique de rechercher de nouvelles alliances pour réduire les inégalités. On ne peut plus réduire les inégalités en invoquant la lutte des classes. Donc il y a aussi l'aspect lutte contre les discriminations, ça c'est très important. Le revenu universel est aussi l'un des moyens de faire consentir aux riches de donner de l’argent aux pauvres.
Ce qui est intéressant d'un point de vue politique pour le revenu universel, c’est qu’en dépit de ce qu'il est dit universel, il pose vraiment la question de la communauté politique et se télescope avec la construction européenne. On voit bien que la construction de l'État-Nation en Europe a beaucoup contribué au développement de la protection sociale. On imagine mal une assurance chômage, une assurance vieillesse, une assurance maladie autrement que dans le cadre de la nation. Autant là, on commence à construire l'Europe et si on n’offre pas de débouchés sociaux à l'Europe, c'est l'Europe libérale, et on est mort. Le revenu universel, ce serait le moyen de construire un espace, une citoyenneté européenne qui serait basée sur un revenu universel. Le revenu universel pose la question de la communauté politique et pose le problème de l'exclusion. C'est des logiques inclusives d'un côté et exclusives de l'autre. Il n'est pas question d'accorder le revenu universel aux étrangers. Ce sera réservé aux citoyens européens. Ça c'est très clair pour moi.

J’aimerais revenir un petit peu sur cette articulation entre la posture militante et la posture de chercheur. Étant donné le fait que le revenu de base a des inspirations qui sont très différentes, des modalités très différentes, quelles sont selon toi les conditions pour travailler sur le revenu de base en restant axiologiquement neutre ? Est-ce que c'est même possible ?

Ce n'est pas possible, mais on essaie de faire son métier. Beaucoup d'économistes ont expliqué qu'on peut atteindre une neutralité scientifique, je n'y crois pas du tout. Après ce sont des questions épistémologiques. Moi, j'essaye d'être sur la crête, j'essaye d'être intelligent. On ne peut pas être neutre, on a des valeurs. Je suis sur une position assez ancienne, assez has been, je le déclare, les gens le savent. Après, il y a un métier qui est organisé d'une certaine manière, il y a des rapporteurs. C'est de la sociologie des sciences bas de gamme ce que je vais te raconter, chaque métier a ses critères de scientificité, c'est aussi une bagarre. Je crois pas du tout à la neutralité, surtout dans le domaine des sciences sociales. Je crois qu'il y a une profonde unité de la science. Je suis assez content parce qu'à l'université j'ai appris à côtoyer d'autres disciplines mais je vois bien que les matheux, quand on va chez eux ça se passe un peu comme quand on va chez les économistes, sauf que ça prend des formes un peu différentes. Les sciences sont quand même organisées en différentes écoles, théories, sous une forme qui est quand même aussi en partie conflictuelle et le métier, la profession gère cette conflictualité.

Est-ce qu'il y a une raison pour le choix du modèle comme outil d'analyse ? Parce qu'il y en aurait d'autres…

Ah oui, mais ça c'est parce que je suis économiste. Les économistes pensent qu'on peut modéliser, sinon on ne ferait pas d'économie, on irait faire de la sociologie. Il y a beaucoup d'économistes qui disent « franchement c'est de la m**** » et qui font de la sociologie ou de l'histoire, en disant qu’on ne peut pas modéliser. C'est mon métier, c'est ce que je sais faire, donc c'est ce que je fais.

Quelle est l’articulation entre cette modélisation et l'expérimentation ? Dans le débat sur le revenu universel, il y a à la fois de la modélisation sur les conséquences qu'il pourrait avoir, et aussi quelques expérimentations à plus petite échelle et dont les conclusions sont encore assez floues...

C'est vachement compliqué l'expérimentation en économie, c'est une arnaque. On peut expérimenter si ça fait plaisir, mais je trouve ça nul. On ne peut pas expérimenter en économie de la même manière qu'en sciences expérimentales. L'étalon-or de l'expérimentation, c'est les essais cliniques en double aveugle avec un placebo, où là soi-disant tu fais vraiment de la science. En économie, c'est juste impossible de faire ça ! Dans une expérience en économie, les gens reçoivent de l'argent et des incitations. Tu ne peux pas leur faire croire qu'ils sont traités s'ils voient bien qu'ils ne sont pas traités, c'est absurde. Et de toute manière, il est impossible que les gens qui soient dans la posture de soignant ne connaissent pas le traitement.
Et après il y a un autre souci. Il y a éventuellement une validité interne mais il n’y a aucune validité externe, en ce sens qu’en économie, le souci c'est de généraliser. Si tu expérimentes quelque chose dans un département, je ne vois vraiment pas pourquoi ce que tu pourrais obtenir soit généralisable. Après, là je me moque un peu, mais il y a des gens sérieux qui font ça, il y a quand même des dispositifs qui sont assez intéressants, en matière d'accompagnement des chômeurs pas exemple. Dans certains bassins d'emploi, on va en aider 25%, dans d'autres 50% et du coup l'argument est de dire que quand tu aides, tu ne fais qu'un avantage relatif. Tu peux essayer de repérer ce qu'on appelle des effets de déplacement en économie. Après je pense quand-même que ceux qui veulent expérimenter sont des scientistes.

Et est-ce que les économistes sont plus nombreux à s'intéresser au revenu de base qu'à un autre problème ?

Le revenu de base, il y a assez peu d'économistes qui s'y intéressent. Tout ce qui est un peu analyse des politiques sociales, ce n'est pas non plus très développé. Il n’y a pas beaucoup de gens qui font ça.

Ta modélisation présentée en septembre 2019 au colloque de l'AIRE part d'un revenu universel de 500€ par mois. Pourquoi ce montant ?

C’est pour être malin politiquement. Il faut commencer petit, pour ne pas effrayer, et dire « finalement, ça va pas changer grand-chose ». Mais dans un sens, c'est déjà beaucoup 500€, ça va coûter cher : il y a tous les jeunes entre 18 et 25 ans pour qui ce sera un gain net, ainsi que les non-recourants. Pour ces derniers, ça ne fera pas tant que ça, parce qu’il y a beaucoup de non-recours, mais quand on regarde en chiffres, les gens non recourants sont ceux qui ne gagneraient pas beaucoup. Sur le non-recours, on donne des chiffres qui sont des chiffres absolus, alors qu'il faudrait regarder l'intensité du non-recours. C'est normal que les gens n’aillent pas chercher quelque chose pour 15€ par mois. C’est aussi parce que 500€ c’est déjà un progrès : même avec seulement 500€, il y a quand même des gens parmi les plus mal lotis qui y gagnent, des pauvres, des jeunes adultes, des couples au RSA…
Grâce à ça on peut contredire les adversaires du RU à gauche qui pensent que les plus pauvres n’y gagneraient rien. Ensuite, ça permet de ne pas détricoter la protection sociale, parce que pour 500€, tout le monde convient qu’il faudra faire un complément pour les handicapés, un complément pour les parents isolés, un complément pour les vieux… C'est ça qui m'intéresse moi, d'être sur quelque chose qui continue à laisser de la place pour tous les autres dispositifs de la protection sociale. Et donc du coup avec 500 €, on contredit aussi les adversaires du RU libéraux qui disent que 500€ c’est pour solde de tout compte, car on garde tout le reste. Enfin, avec 500€, on comprend que c’est juste un filet de sécurité, et on encourage les gens à continuer à travailler. C’est un dispositif incitatif, même si moi je n’y crois pas, à la désincitation : les gens veulent travailler. C’est vrai qu’en économie on a un point de vue très étroit sur le travail. Si le chômage est pour un économiste une catastrophe, c'est pour 2 raisons : c'est des ressources inemployées et c'est des chômeurs qui sont pauvres. Mais c'est pas du tout pour des raisons qui porteraient sur l'exclusion, l'idée de participer à la vie sociale.

Que penses-tu du revenu de base comme outil de décroissance, par exemple celui porté par Baptiste Mylondo ?

Je ne connais pas Baptiste Mylondo, mais je ne crois pas du tout à la décroissance. La mondialisation ce n’est pas si mal, même s’il faut plus la réglementer. C’est vrai que le libéralisme est associé à une certaine forme d’exubérance. C’est presque obscène, les gens se gavent. Il faut dire aux gens que le but ce n'est pas d'avoir une Rolex le but c'est de vivre tranquillement, de se cultiver, de voir les amis. Il y a plein de choses que l’on peut faire pour avoir une qualité de vie bien meilleure, et qui ne réside pas dans l'accumulation de biens matériels ou de la destruction de la planète. Ça ressemble peut-être aux arguments de la décroissance, mais pour moi, c’est à tort qu’on l’appelle ainsi. On a l’impression qu’on est dans une phase de croissance plus faible, mais on sous-estime complètement la croissance, qui est peut-être plus faible, mais beaucoup plus riche. Il faut la réévaluer, on détruit beaucoup moins de ressources naturelles qu’avant ! Il faut faire la différence entre une croissance brute et une croissance nette !
Je ne crois pas à l'idée que la planète est de taille fixe, que les ressources sont de taille fixe et que du coup la croissance est limitée. C'est une idée fausse, la croissance peut être illimitée, parce qu’elle fait appel dans son développement à des ressources qui sont différentes. Je crois qu’il y a notamment une transition démographique qui est à l'œuvre, donc je pense que l'humanité ne va pas croître plus que ça. C'est surtout une question de répartition, sur les ressources naturelles. On peut tout à fait vivre, il faut juste s'imposer des règles.

Un thème qui revient souvent dans le débat est celui de la raréfaction du travail, et de la fameuse règle de Schumpeter selon laquelle le progrès amenant à la destruction d’emplois en crée davantage derrière. Benoît Hamon pense que cette règle ne s’applique plus, car le progrès trop rapide ne laisse pas suffisamment de temps à la société pour l’intégrer. Qu’en penses-tu ?

Pour moi, Hamon a complètement tort. Il semble de bon sens de dire que ce qu'on observe ne pourra pas continuer, c'est une erreur que les économies ont faite à plusieurs reprises. Quand ils ont observé la révolution industrielle, ils étaient tellement stupéfaits que dans leur théorie, on trouve l'idée d'un état stationnaire. Il faut comprendre que Keynes qui est quand même l'esprit le plus fin, l'économiste le meilleur du 20e siècle, s'est lourdement trompé, en disant qu’on travaillerait 15h par semaine. Il s’est trompé parce qu'il n'a pas été capable de penser les innovations notamment dans le secteur tertiaire. Donc ne refaisons pas la même erreur.
Nous sommes biologiquement comme l'homme des cavernes, mais l'homme est capable d'apprentissage. On n’apprend pas les mêmes choses que l'homme des cavernes, et ce processus-là est capable d'être infini. Donc on va inventer des nouvelles possibilités, il y a plein de besoins qui ne sont pas satisfaits : on peut tout à fait beaucoup mieux s'occuper des enfants, beaucoup mieux s'occuper des vieux. L'idée, c'est qu’on va supprimer les caissières de supermarché, qui vont se transformer en aides- soignants dans les EHPAD, où il y a des besoins énormes.
Mon idée du revenu universel c’est face aux mutations du travail, pas à sa disparition.

Le revenu universel est parfois revendiqué comme outil de négociation pour les salariés. N’y a-t-il pas aussi un risque que ce soit une excuse pour les patrons de revoir les salaires à la baisse ?

C’est justement l'objet de mon modèle. L’idée c’est de discuter, il y a une incertitude énorme. Est-ce que les gens vont moins travailler, est-ce que les salaires vont baisser ou augmenter ? Comment le revenu universel va réguler le marché du travail, c'est ça le vrai problème, qui est peu évoqué. Les employeurs préfèrent souvent être dans une logique d'affamer les gens, avec des salaires très faibles, pour qu’ils travaillent mieux. Donc ça leur déplait le revenu universel parce qu’ils voient bien que les salariés vont devenir beaucoup plus exigeants.
Dans ma modélisation (je ne sais pas si elle est vraie), on observe une pression à la hausse sur les salaires. Le salaire minimum vient de ce que les gens sont prêts à accepter des emplois très mal payés, parce qu’il faut vivre. S’il y a un revenu universel, ils peuvent vivre et dire m**** aux employeurs. On y observe aussi une plus grande tendance au temps partiel, choisi et pas subi.
Après, la grande question est celle des arrangements au sein des couples : est-ce que l’un arrête de travailler, est-ce que les deux se mettent à temps partiel ? Ça pourrait être porteur d'une nouvelle forme d'inégalité au sein des couples, à l’instar du modèle scandinave, qui fait peur. Sous couvert d’égalité, Il repose quand même sur des inégalités très fortes entre les hommes et les femmes, sur le fait qu'il y ait très peu de mixité professionnelle.

Quand on parle de revenu universel, on retrouve souvent la notion d'héritage commun de l'humanité. L'économiste Yoland Bresson déclarait que 14 % du PIB français provient de nos ancêtres, et que c'est juste que cet argent soit redistribué sous forme d’un dû à chaque individu. Qu’en penses-tu ?

C’est hyper dur à chiffrer, mais il est clair que le fait qu’on fasse société permet bien évidemment de dégager un surplus. Dans l’impôt, il y a bien cette idée que les riches doivent consentir à le payer parce qu’une grande partie de leurs richesses vient de ce qu’ils profitent de la société.
J’ai un peu de mal quand même avec cette philosophie surplombante, j’ai du mal à comprendre ce que ça apporte. Après j'ai un côté un peu marxiste, je pense que c'est quand même beaucoup de rapports de force. Un riche aura beaucoup de mal à consentir, mais il doit rendre à la société une partie de ce qu’il gagne grâce à elle, et ce n’est pas une extorsion.

Une dernière question, par rapport au financement. Ton modèle se base sur un financement par l'impôt. Que penses-tu d’un financement par une taxe ou un dividende carbone par exemple, ou par une rente pétrolière comme en Alaska ?

L’argument du double dividende, je trouve que c’est une arnaque. Ce n’est pas ça du tout qu'il faut faire, sinon après on a les bonnets rouges les gilets jaunes. Si on fait de la réglementation, c'est encore les pauvres qui vont payer la transition écologique. Il n’y a aucune raison que ce soit eux qui fassent le plus d'efforts, c'est plutôt aux riches de faire plus d'efforts. Donc il faut tripler le prix de l'électricité, de l’essence, de l’eau mais donner 200€ par personne et par mois pour leur permettre de faire face à ça. Parce qu’en triplant le prix de l’essence, les riches prennent beaucoup plus cher que les pauvres, qui prennent les transports en commun !
Si on met en place une taxation, l'argent de la taxation n'est surtout pas un revenu universel, c'est surtout pas pour financer les retraites, mais c'est plutôt pour donner directement aux gens les moyens d'économiser et de s'ajuster. Il faut donner de l'argent, et les gens font ce qu'ils veulent, soit ils achètent une voiture électrique soit ils se mettent le double vitrage.

Merci beaucoup François !

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